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— Ah! Vous peignez le paysage, riposte le Primitif en poursuivant son ébauche, habitez-vous l’Argonne, monsieur l’abbé?

— Pourquoi, monsieur?

— Parce que je vous en aurais fait mon compliment; pour un paysagiste, c’est une bonne fortune de vivre dans ce pays-ci.

L’abbé, dédaigneux et tranchant. — Non, je suis Parisien et j’ai eu pour maître un paysagiste qui est professeur à l’École des Beaux-Arts.

Le Primitif. — Vraiment ?.. Vous m’étonnez; l’enseignement de l’école ne comprend pas le paysage.

L’abbé, d’un ton plein de sarcasme. — En êtes-vous bien sûr?

Le Primitif. — Très sûr, attendu que je sors moi-même de l’École...

Ici un silence; l’abbé comprend qu’il s’est trop aventuré, il rougit, pince les lèvres, fait signe à son élève et se décide à battre en retraite, mais avant de s’éloigner, il nous laisse un : — Au revoir, messieurs! — plein de menaces.

— Eh! il ne manque pas d’aplomb, l’abbé! dit Everard, gageons qu’il était venu pour nous faire subir un interrogatoire et nous confondre ?

— Il en est pour ses frais, mais il va publier partout que nous sommes d’affreux bohèmes.

Pendant ce temps, on chante vêpres, puis la procession, bannières en tête, se déroule comme un long ruban à travers les feuillées. Le plain-chant des prêtres se mêle aux cantiques que les pèlerins entonnent en l’honneur de saint Rouin; la cloche tinte doucement, un grand silence se fait, et dans l’air sonore monte la voix claire et lente de l’évêque qui bénit la foule agenouillée.

La cérémonie est terminée, les pèlerins se dispersent, et une bonne part d’entre eux vient s’attrouper curieusement autour de notre pommier. Plus de cinquante paires d’yeux nous dévisagent. Les propos qu’on échange n’ont rien de flatteur pour nous, et il est évident que les spectateurs sont mal disposés. Le Primitif continue à peindre sans s’émouvoir. A chaque minute, le cercle s’épaissit, et les voix élèvent leur diapason. En bons campagnards prudens, les beaux parleurs de la bande se sont d’abord murmuré leurs réflexions à l’oreille, puis, voyant que nous n’en prenions point souci et que le Primitif poursuivait imperturbablement son travail, deux ou trois se sont enhardis et ont formulé à haute voix leur opinion.

— Sais-tu ce qu’ils font là, toi, Faraud?

— Tu le vois bien, nomme, ils tirent le plan de la forêt.

— Est-ce qu’ils n’étaient point l’autre soir à La Chalade?

— Oui; ah ! ils sont malins, allez, ils prennent les plans de tout!