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de Roméo sur le balcon de Juliette, le poète rustique, tout échauffé par son amoureux récit, prend la parole pour son compte et s’écrie, en guise de moralité :

Ah! si l’amour prenait racine,
J’en planterais dans mon jardin,
J’en planterais si long, si large,
Aux quatre coins,
Que j’en donnerais à toutes les filles
Qui n’en ont point.

— Peuh ! a dit le vieux garde, m’est avis que ça serait de la semence perdue, car il n’est si laide fille qui n’ait son brin d’amour au cœur dès qu’elle attrape ses quinze ans.

Il se faisait tard, et nous devions le lendemain quitter l’Argonne. Nous avons pris cordialement congé de nos hôtes. Tristan et Franceline se sont serré la main une dernière fois, puis, ayant gravi la chaussée, nous avons aperçu devant nous la route de Futeau. Le brouillard s’était dissipé, le premier quartier de la lune brillait encore et faisait courir des moires argentées sur les eaux de l’étang. Tristan s’est retourné vers la maison forestière et s’est accoudé un moment aux poutres de l’écluse. Le rez-de-chaussée de la maison était resté éclairé, une ombre a passé dans la baie de la fenêtre, puis quelques minutes après, une petite lumière grésillante s’est montrée à une chambre haute, dont la croisée paraissait ouverte.

Tristan ne bougeait pas. Il lui coûtait trop de s’en aller. Tout à coup, dans le silence des bois et l’atmosphère sonore de l’étang, une voix claire et bien timbrée s’est fait entendre, et ce couplet est venu jusqu’à nous :

Ils ne furent pas le quart d’une heure ensemble
Que l’alouette chanta le jour.
Belle alouette, belle alouette,
Tu as menti!
Tu as chanté la pointe du jour,
Il n’est que minuit.

C’était Franceline qui couchait ses enfans. Par un délicat sentiment bien féminin, elle envoyait à son ami d’enfance ce refrain de leur jeune temps, en guise de dernier adieu.


ANDRE THEURIET.