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collines se resserrent autour des rives ; quelques pagodes se dressent sur les bords ; des tombeaux isolés ou groupés ensemble émaillent la plaine çà et là. Le mouvement des jonques sur le fleuve annonce que nous approchons, et bientôt l’on voit se dessiner dans le brouillard d’une journée grisâtre, la silhouette d’une immense citadelle aux hautes murailles surmontées de leurs seize portes, et de vastes édifices semblables à des tours dont l’œil, au premier abord, ne s’explique pas bien la destination ; mais un autre spectacle le rappelle sur le fleuve, dont on peut du pont dominer toute la largeur. Nous voici en effet entrés dans la ville même, car elle s’étend jusque sur l’eau ; plus de 20,000 sampangs, contenant chacun une famille, abritée sous une légère toiture de jonc et de bambou arrondie en demi-cercle, se pressent entre les rives, forment de véritables îlots coupés par des canaux livrés à la circulation. De grandes jonques marines, et même des jonques de guerre, s’y trouvent mêlées, et si loin que l’œil puisse voir, on n’aperçoit que ces longues files d’embarcations. Notre steamer se fraie à grand’peine une voie au milieu de cette cohue de petits bateaux manœuvres à la godille par des femmes. Quand nous stoppons, c’est bien pis ; tous font force de rames vers le navire, qui leur lâche sa vapeur de plein fouet, se bousculent autour des panneaux de déchargement, sous les roues, sous les manœuvres, se heurtant, s’entre-choquant au milieu d’une confusion inouïe et de clameurs assourdissantes. Les plus audacieuses des batelières escaladent notre paquebot et s’emparent des premiers colis venus, entraînant avec elles les propriétaires affolés. Je ne sais par quel prodige maîtres et ballots ne tombent pas à l’eau, ni comment ils réussissent à se dépêtrer de cet inextricable fouillis d’esquifs branlans et roulans. C’est toujours sous ces auspices désagréables que le voyageur fait son entrée dans les ports de l’Asie et en général dans les villes de tous pays.

Ce qu’on voit aux abords d’une grande cité,
Ce sont des abattoirs, des murs, des cimetières ;


c’est aussi la plus vile populace, gens sans aveu, sans métier, que la police la plus vigilante aurait peine à contenir et contre laquelle le gouvernement chinois se garde bien de prendre la moindre précaution.

Au bout d’une demi-heure, un calme relatif s’est rétabli, le Kiu-kiang a vomi ses 600 Chinois et sa cargaison de marchandises ; j’ai sauté du pont sur le wharf ; une virago s’est saisie de ma valise, et je la suis à travers les ruelles jusqu’à la factorerie peu distante où réside le cicérone auquel je suis recommandé, puis de là à l’hôtel assez misérable, unique ressource de l’imprudent qui ne s’est