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s’abat sur moi, et un éclair traverse mon cœur : — Père qui es au ciel ! pitié ! aie pitié de moi !.. — Et je m’élance sur la bête, je lui assène un bon coup de pioche sur le crâne, puis je sens dans les côtes une douleur inouïe, je sens que je tombe et qu’un fardeau colossal pèse sur moi.

Une semaine après, j’avais repris connaissance, j’étais attaché à mon lit, tant on avait été épouvanté de mon délire… voyez-vous, je sortais de la fièvre cérébrale… Eh bien ! vers le nouvel an, je me suis retrouvé sur pied, et vers la Chandeleur Jasko était debout, lui aussi, bien que de son côté il eût failli mourir. Voilà comment je lui ai sauvé la vie, monsieur, avec la même arme qui devait le tuer. Car le diable est malin, monsieur, mais le bon Dieu lui arrache pourtant quelquefois en une seconde le rôti qu’il a mis des mois entiers à préparer.

Telle fut l’histoire d’ours promise par Ivon, et, que je n’oublie pas de le dire, le bonhomme me la raconta les yeux dans les yeux. Je savais du reste depuis mon enfance que cette curieuse aventure de chasse s’était passée ainsi. Des témoins oculaires m’en avaient parlé. Le récit suivant est aussi la vérité même… par malheur !

— Depuis ce temps, reprit Ivon, nous fûmes amis, Jasko et moi. Voilà de quoi nous étions convenus : aucun de nous deux ne parlerait pour soi-même ni contre l’autre, et chacun se soumettrait sans murmure à la volonté de la commune ; mais le hasard voulut que j’eusse une nouvelle occasion de témoigner mon courage, autant de courage pour le moins qu’il m’en avait fallu contre l’ours, car la bête fauve la plus cruelle était un agneau en comparaison du comte Agénor, le père de notre seigneur actuel. Lui aussi, je l’ai abattu, et cela d’un mot, mais ce mot, je jure Dieu qu’il m’en a coûté davantage pour le prononcer que pour brandir une hache. Et, chose curieuse ! ce fut encore le pauvre Jasko qui eut à payer les frais, des frais terribles… Je frémis quand j’y pense. Que Dieu garde chaque chrétien d’une telle épreuve ! Donc,… mais mieux vaut que je commence par vous parler du sauvage Wassili, oui, le « sauvage, » tel était son surnom jusqu’à ce qu’il en eût mérité un autre : « le grand haydamak. » Sous ce nom, — vous le savez sans doute, — il est connu de tous les enfans de la Podolie, et je crois que sa mémoire ne s’effacera pas tant qu’il y aura des hommes dans le monde.

Je l’avais connu dès mon enfance, et je dois avouer que de bonne heure on pouvait deviner qu’il se préparait là quelque chose d’extraordinaire, un ange, un diable… qui l’eût pu pressentir ? Peu de gens savent le vrai nom de cet homme terrible. Il s’appelait Wassili Konewka ; il était de notre village, et très pauvre, — le second fils d’un petit paysan ; mais s’il n’avait pas le moindre héritage, il était