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« — Croyez-vous que les Afghans tiendront un seul moment devant les Russes; 10,000 Russes iront quand ils voudront de Kizil-Arvat à Candahar. Non, nous ne pouvons rien contre eux aujourd’hui. Tout a changé : nous ne pouvons lutter contre vos nouveaux canons, et nous n’avons pas d’instruction militaire. Des troupes anglaises pourraient arrêter les Russes; les Afghans ne le peuvent pas. D’ailleurs, ajouta-t-il, croyez-vous que tous les Afghans seraient pour vous? Ils sont prêts à tout faire pour de l’argent. Vous les paieriez? les Russes aussi. La moitié serait avec vous, l’autre moitié avec les Russes; mais cela n’a pas d’importance. Ils ne pourraient tenir ni contre vous, ni contre les Russes; mais, — et ici il appuya fortement, — comment comptez-vous empêcher la Russie de prendre Hérat, une fois qu’elle sera à Merv? Est-ce que vous allez envoyer des troupes à Hérat?

« — On n’y songe pas pour le moment, lui dis-je, et la Russie n’est pas encore à Merv.

« — Mais elle y sera et avant peu, si vous ne la devancez pas. Vous parlez de la frontière des Afghans, mais où est cette frontière? Elle est tantôt ici et tantôt là; cela dépend de l’homme qui règne à Hérat et à Caboul. La rivière Mourghab descend de l’Afghanistan à Merv. Vous savez bien que, dans ces régions-ci, où il y a de l’eau, des troupes peuvent se mouvoir. Les bords du Mourghab sont fertiles. Jusqu’à quelle distance de Hérat laisserez-vous les Russes s’avancer et s’établir sur ce fleuve? Vous dites que ce ne sera pas de sitôt; mais cela viendra, et vous aurez à combattre quand il sera trop tard, au lieu que, si vous agissiez aujourd’hui, cette heure fatale ne viendrait pas. »


La relation du colonel Baker et le mémoire politique et stratégique qu’il y a joint ont révélé au public anglais l’importance de Merv et de la vallée du Mourghab. Là est en effet le danger pour l’Angleterre. Certains écrivains russes ont accusé l’Angleterre de vouloir se servir du Kashgar et du Pamir pour attaquer les possessions russes, et d’avoir exagéré la difficulté des communications entre ce pays et l’Inde pour endormir la vigilance de sa rivale. Ces accusations sont de pures fantaisies. D’abord le Pamir n’existe ni comme état, ni même comme province. Le colonel Gordon a établi que pamir est un nom générique donné par les Kara-Kirghiz à toute vallée suffisamment abritée et suffisamment pourvue d’eau pour qu’ils y puissent hiverner avec leurs troupeaux. Les rapports du colonel Gordon et des capitaines Trotter et Biddulph, appuyés de relevés opérés sur le terrain, démontrent que la passe de Karakorum, à peine accessible aux caravanes, ne peut servir ni aux Anglais pour attaquer le Turkestan, ni aux Russes pour attaquer l’Inde. Un corps d’armée, avec ses bagages et son artillerie, ne saurait entreprendre de franchir une passe située à 5,500 mètres au-dessus