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de retour pour la pensée réaliste, et ce temps de retour ne se manifesta que vers 1840.

Une autre raison, liée à la première, c’est qu’en 1819, époque où parut le grand ouvrage de Schopenhauer, l’esprit humain était dans une voie de confiance à la raison humaine et d’espérances sans bornes dans ses destinées. Les tendances générales étaient religieuses, d’une religiosité plus ou moins vague, mais sincère. On croyait à la puissance des idées. Le panthéisme humanitaire était aussi optimiste que l’orthodoxie. Dans cette disposition universelle, une philosophie athée, pessimiste, misanthropique, pleine de pitié et de mépris pour l’espèce humaine, une philosophie qui aboutissait en définitive à l’anéantissement de la volonté, et qui plaçait le bonheur suprême dans le nirvana, n’avait aucune chance de toucher les esprits.

Depuis 1848 au contraire, cette veine de confiance illimitée en la raison humaine était épuisée : le désenchantement était venu ; c’était l’heure du scepticisme amer, du mépris quiétiste, de l’indifférence souveraine pour les choses humaines. Le pessimisme avait trouvé son moment. En même temps, le grand mouvement idéaliste avait dit son dernier mot : on revenait à la réalité. Schopenhauer, qui prétendait concilier les deux points de vue, répondait encore par là à un des besoins du temps nouveau. Enfin le succès de Schopenhauer peut aussi être considéré comme la réaction de la philosophie mondaine contre la philosophie d’université, dont la dictature s’était imposée si longtemps. On se plut à penser et à dire que la philosophie ne s’enseigne pas, qu’elle est une œuvre tout individuelle, qu’elle s’inspire de la vie, non des livres. Par toutes ces raisons, et d’autres encore, trop longues à énumérer, Schopenhauer s’empara tout à coup des imaginations et des esprits, et conquit sa place et son rang parmi les étoiles de première grandeur en philosophie.


I

Schopenhauer avait admis sans réserve le principe de Kant et de Fichte, que le monde ne nous est connu que sous les conditions des formes subjectives de notre pensée, formes qu’il ramenait à trois : le temps, l’espace, la causalité. Il a même heureusement résumé tout l’idéalisme allemand dans cette formule : « le monde est ma représentation » » tout ce côté de sa doctrine n’est que l’expression simplifiée de la doctrine de Kant ; voici la différence. Tandis que Kant, au-delà de ces formes toutes subjectives de la représentation, posait comme quelque chose d’inaccessible et d’incompréhensible qu’il appelait « la chose en soi, » das Ding in