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continua son service, et la discipline intérieure fut assez bien maintenue malgré quatre surveillans, oublieux de leur devoir, qui obtinrent une audience du directeur, firent preuve de zèle trop radical, et tentèrent de substituer leur autorité à la sienne. Mouton n’était point heureux, il gémissait de son sort et se croyait déclassé. Il ne regrettait pas son échoppe de cordonnier, il rêvait des destinées plus hautes et disait : « Ça m’ennuie d’être directeur, mais on se doit à son pays ; c’est un sacrifice que je fais. J’attends une position dans l’armée, ça m’irait mieux. » il n’en faut pas rire. Mouton avait eu une idée militaire redoutable ; il avait formé le projet de s’emparer du Mont-Valérien, et si l’on se souvient de l’état d’abandon où la grande forteresse fut laissée pendant quelque temps, on ne peut méconnaître la gravité des conséquences qu’aurait pu avoir son entreprise ; si l’insurrection n’y entra pas le 19 mars, tambour battant et enseignes déployées, ce ne fut pas la faute de Mouton.

Le 19 mars, dans la matinée, il se délivre à lui-même l’ordre suivant : La commission du XIIIe arrondissement m’a délégué près du comité central pour avoir l’autorisation d’aller occuper le fort dit Mont-Valérien, pour délivrer le 23e et le 21e bataillon de chasseurs à pied qui y sont prisonniers. Le délégué du XIIIe arrondissement, Mouton, capitaine au 101e bataillon. Ce petit homme chauve, au crâne proéminent comme un pain de sucre, avait vu juste. Il porta son ordre au comité central, qui, au lieu de l’approuver, le renvoya au général Duval. Celui-ci ne comprit rien à la nécessité d’agir avec promptitude ; mais l’opération lui parut glorieuse, il se la réserva pour lui-même, — on sait ce qu’il en advint le 3 avril, — et, voulant offrir quelque compensation à Mouton, il lui confia une mission insignifiante : Ordre au capitaine Mouton, du 101e de requérir toutes les compagnies disponibles du XIIIe arrondissement pour aller occuper la prison de Sainte-Pélagie, et faire élargir dans le plus bref délai tous les prisonniers politiques ou délit de presse. — Pour E. Duval, le délégué : CAYOLS. — Mouton se soumit, et le Mont-Valérien fut mis en état de repousser sans peine tout effort des fédérés.

Le premier individu écroué à Mazas sur mandat du gouvernement insurrectionnel est un assassin qui, arrivé le 22 mars, est mis en liberté le 23 par ordre de Ferré. Jusqu’au 29, la maison semble garder sa destination normale ; cent treize détenus y sont amenés pour meurtre, vol, vagabondage, désertion. Du 29 mars au 6 avril, le greffe chôme pour les inscriptions d’entrée. Mouton occupe ses loisirs à des dénonciations ; il écrit au directeur du dépôt près la préfecture de police : « Citoyen Garreau, c’est à titre de renseignement que je te dis que la femme du sous-brigadier Braquond porte à manger au nommé Coré ; ainsi fais ce que tu jugeras convenable ;