Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ministre plénipotentiaire des États-Unis d’Amérique, intervint avec sa haute autorité. M. Washburne, à qui Raoul Rigault n’avait point osé refuser des permis de visite[1], avait vu plusieurs fois l’archevêque et lui avait apporté des journaux, des vins d’Espagne, s’était offert à le servir en tout ce qu’il pourrait, et avait fait passer à Versailles un mémorandum écrit par Mgr Darboy et concluant à la mise en liberté de Blanqui. Ce mémorandum fut communiqué par le nonce du pape à M. Thiers, dont la réponse fut négative. Le chef du gouvernement déclarait qu’il ne pouvait traiter avec l’insurrection et affirmait que la vie des otages ne courait aucun danger. Cette dernière opinion n’était partagée ni par le cardinal Chigi, ni par M. Washburne, et le dénoûment a prouvé qu’ils n’avaient que trop raison.

En cas d’échange de prisonniers, M. Bonjean eût-il recouvré la liberté ? Cela est douteux, car dès le début, nous l’avons dit, on s’était jeté sur lui comme sur une proie d’élite. Le lendemain de son arrestation, M. Paul Fabre, procureur général près la cour de cassation, au risque d’être arrêté lui-même, avait été voir Raoul Rigault et avait énergiquement réclamé l’élargissement du président. — « C’est impossible, avait répondu Rigault. — Pourquoi ? — votre Bonjean était sénateur. — Qu’importe ! répliqua M. Paul Fabre, vous commettez là une illégalité monstrueuse. » — Rigault avait alors répété son mot favori : « Nous ne faisons pas de la légalité, nous faisons de la révolution. » On avait essayé d’obtenir pour M. Bonjean une faveur que l’on paraissait disposé à lui accorder, car on connaissait bien le caractère chevaleresque de l’homme. On lui eût permis de sortir sur parole pendant quarante-huit heures, afin qu’il eût le temps d’aller embrasser ses enfans et sa femme. Il réfléchit qu’un accident imprévu pourrait le retarder et lui donner l’apparence d’avoir manqué à ses engagemens ; il refusa. Impassible, recevant la visite d’un ami qui, à force de persévérance dévouée, avait pu obtenir l’autorisation de le voir quelquefois[2], affaibli, souffrant, mais conservant intacte toute sa grandeur d’âme, il s’entretenait peut-être, dans la solitude de son cabanon, avec les âmes de Mathieu Molé et du président Duranti.

Le sort des otages allait changer ; Raoul Rigault, nommé procureur de la commune, estima que Mouton était trop doux pour les détenus,

  1. Un détail curieux prouve comment Raoul Rigault comprenait ses fonctions de délégué à la sûreté générale. M. Washburne, accompagné de Cluseret, se rendit à la préfecture de police pour obtenir l’autorisation de faire visite à l’archevêque. Il était onze heures du matin : Rigault n’était pas encore levé ! — Voyez Account of the sufferings and death of the most rev. George Darboy, late archbishop of Paris. New-York ; 1873.
  2. Voyez le Président Bonjean, otage de la commune, par M. Charles Guasco. Paris 1871.