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à le frapper d’une irrémédiable décadence. Les aristocraties territoriales ont eu à faire des efforts moins soutenus, et leurs privilèges plus multipliés, plus lourds, pesant sur les populations rurales, ont eu des conséquences plus graves ; c’est à cette source de l’impôt, il faut le reconnaître, quelque éclatans qu’aient été les services qu’elles aient pu rendre, que fut empruntée la plus grande partie de leur faste. En second lieu, le luxe même des aristocraties commerçantes a généralement marqué son passage d’une manière utile sous quelques rapports : elles ont puissamment encouragé ces « industries de luxe, » auxquelles ne saurait être appliquée uniformément une désignation flétrissante. Il s’en est suivi pour la masse un travail vraiment fécond et des produits même qui ont fini par servir à son usage. Comment oublier surtout que ces aristocraties ont laissé des monumens de la protection qu’elles ont exercée sur les arts les plus relevés ? Combien de chefs-d’œuvre élèvent encore la voix en leur faveur I Source toujours ouverte de nobles émotions, modèles toujours proposés au goût, qui vivifient l’inspiration, entretiennent les besoins distingués et contribuent par là encore à augmenter la richesse.

Montesquieu admire qu’à Venise les lois forcent les nobles à la « modestie. » — « Ils se sont tellement, dit-il, accoutumés à l’épargne, qu’il n’y a que les courtisanes qui puissent leur faire donner de l’argent. On se sert de cette voie pour entretenir l’industrie : les femmes les plus méprisables y dépensent sans danger, pendant que leurs tributaires y mènent la vie du monde la plus obscure[1]. » En citant Venise, Montesquieu allègue l’exemple le plus avantageux à sa thèse. Pourtant combien de démentis donnés par Venise et à cette thèse et à ses propres mesures somptuaires ! Que d’efforts pour échapper aux prescriptions de ces lois quant aux vêtemens ! Je ne parle pas du singulier correctif, apporté à la modération de ces nobles par les courtisanes, qui se chargent, si à propos, d’encourager l’industrie. Quelle rage dans cette classe de voir le coutume qu’elle portait par ordre imité par de jeunes élégans sans naissance ! Que de ruses pour le rendre magnifique par quelque accessoire qui échappe à d’indignes emprunts ! tantôt elle y ajoute une ceinture épaisse de velours, garnie de plaques d’argent ; tantôt c’est une grosse agrafe d’or ou même de diamant. Les riches patriciennes, reléguées le jour chez elles ou ne sortant que couvertes de longs voiles, jouent le même jeu plus habilement encore : elles déploient le soir d’éclatantes toilettes toutes les fois qu’une occasion de fête se présente ; elles se couvrent de dentelles et de perles. Le rôle de Caton fut joué à Venise par le Tribunal des pompes. On peut se demander si le succès toujours contesté de ses efforts valut la

  1. Esprit des lois, liv. VI, ch. III.