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quartier spécialement réservé aux condamnés à mort, fut la dernière étape de pauvres otages destinés à mourir. L’homme qui eut à la diriger méritait toute confiance de la part des gens de la commune ; c’était un emballeur, nommé Jean-Baptiste-Isidore-François, que la protection et l’amitié de Ranvier, directeur de Sainte-Pélagie, avaient fait élever à ce poste. Jamais ivrogne plus brutal et plus violent n’eut à faire souffrir des malheureux ; il fut implacable et fit le mal avec une sorte d’énergie farouche qui ressemblait à celle des chiens enragés. Ne se croyant pas sûr de son personnel d’employés, il avait pris à la maison des Jeunes-Détenus un simple surveillant, nommé Ramain, à la fois irascible et cauteleux, pour en faire son brigadier. Ces deux hommes, l’un par fureur envieuse, l’autre par intérêt mal compris et subalterne vanité, aidèrent, sans hésitation, à tous les crimes qui leur furent demandés. La haine, une haine essentielle, et pour ainsi dire organique, dévorait François ; pour lui, les gendarmes étaient moins que des galériens, l’idée qu’il existait des prêtres l’affolait. « voilà quinze cents ans, disait-il, que ces gens-là écrasent le peuple, il faut les tuer tous ; leur peau n’est même pas bonne à faire des bottes ! » Son ignorance profonde, ses instincts naturellement mauvais, son immoralité sans scrupule en faisaient un homme dangereux en temps ordinaire et terrible en temps d’insurrection. Nul bon sentiment n’était en lui, et cependant il se rencontra un certain Roussel, commissaire de police du quartier des Amandiers pour la commune, qui sans cesse le poussait à plus mal faire encore et lui répétait qu’aux époques révolutionnaires on ne peut jamais déployer assez d’énergie. — Or on sait ce que signifie ce mot dans la bouche de certains énergumènes. François, Roussel et quelques acolytes de même trempe gardaient avec soin la Grande-Roquette, non point dans les bureaux de la direction, mais de l’extérieur, chez le marchand de vin qui est au coin de la place et de la rue Saint-Maur. Les bombances, du reste, ne languissaient pas ; comme Clovis Briant, François aimait à traiter ses collègues et à deviser après boire, devant la table, dessus ou dessous, des grandes destinées qui s’ouvraient pour le peuple français, régénéré par la commune. Lorsqu’il n’était pas trop gris, il allait passer ses soirées dans les clubs, et ce qu’il y entendait ne le rappelait guère à la mansuétude.

Les premiers temps qui suivirent la journée du 18 mars furent assez calmes à la Grande-Roquette. À part deux cent trente individus légalement condamnés[1], la prison ne contenait guère que

  1. « Le nombre des détenus s’élève à 230, dont 2 condamnés à mort. Le directeur Brandreith refuse de reconnaître le comité central ; le greffier refuse tout service. Il y avait en caisse 736 francs qu’on a refusé de me remettre. » Extrait d’ane lettre de François à Raoul Rigault en date du 24 mars 1871.