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encore la position de celui contre lequel elle était employée. En vertu de l’ordonnance de 1539, si l’accusé n’avouait pas dans la question, il devait être absous ; l’ordonnance de 1670 autorisa le juge à décider par avance qu’alors même que la question n’amènerait pas d’aveu, les preuves antérieurement acquises subsisteraient en leur entier, et que, malgré la persistance de ses dénégations, l’accusé pourrait être condamné a toute espèce de peines afflictives et infamantes, la mort exceptée. Si l’on maintenait par la loi cet atroce procédé, on éprouvait cependant une sorte de honte à l’employer. On ne reculait pas encore devant ces moyens cruels, mais on avait la pudeur de ne les pas décrire. Lors des conférences que je viens de rappeler, le président de Lamoignon ayant demandé que le mode de torture fût établi d’une manière uniforme dans tout le royaume, Pussort s’y opposa en alléguant qu’il serait indécent de réglementer la question et de la décrire minutieusement dans la loi.

Le progrès de l’humanité se réduisit à rendre le plaignant responsable des conséquences graves que l’emploi de la torture aurait eues pour le prévenu reconnu ensuite innocent ; il pouvait, dans ce cas, être condamné à payer des dommages et intérêts à celui qui avait été victime de sa dénonciation imprudente. Etienne Pasquier, dans ses Recherches de la France, nous a raconté l’histoire d’un malheureux forgeron qui mourut des suites de la torture qui lui avait été infligée, parce qu’il était soupçonné d’un assassinat commis avec un marteau que le meurtrier avait dérobé chez lui. L’infortuné fut tellement estropié que, rendu à la liberté, il ne put jamais reprendre son état et qu’il mourut de misère. Plus tard, le coupable ayant été découvert et condamné, on préleva sur sa succession des dommages et intérêts pour la veuve du forgeron. Des faits de ce genre ne se produisaient plus, il est vrai, un siècle plus tard : la question aux brodequins n’était plus appliquée qu’à des criminels dont la culpabilité était manifeste, et on l’employait surtout en vue d’obtenir des détails sur les circonstances du crime ; il fut interdit d’y soumettre deux fois l’accusé pour le même fait.

Enfin la cause de l’humanité, qui avait été éloquemment plaidée par la philosophie du XVIIIe siècle et notamment par le célèbre Beccaria, triompha dans la législation nouvelle. Louis XVI, par sa déclaration du 24 août 1780, abolit la question. Mais ce n’était que la question dite préparatoire ; il en était une autre dite préalable ou définitive, qu’on prononçait contre les condamnés à mort afin d’obtenir d’eux la révélation de leurs complices ou les aveux qu’ils pouvaient encore d’être refusés à faire : celle-là fut maintenue ; les criminalistes d’alors y tenaient. « On ne peut douter, écrivait un auteur qui faisait au siècle dernier autorité, Jousse, que la question