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droit, ce privilège du premier occupant, si légitime qu’on le suppose, et si large qu’on le reconnaisse, peut-il aller jusqu’à exclure à tout jamais tous ceux qui doivent venir ensuite ? Le droit de propriété chez les uns doit-il prescrire à jamais le droit à la propriété chez les autres ? Il ne s’agit pas évidemment d’un prétendu droit de partage sur ce qu’on n’aurait pas gagné, ni d’une action qu’on pourrait intenter à la société pour avoir sa part ; mais il s’agit du droit de devenir propriétaire par son travail comme ceux qui nous ont précédés : ce droit ne saurait être prescrit. Cependant, si l’on admet la liberté de disposer illimitée, ne voit-on pas que, soit par les majorats et les substitutions, soit par les fondations avec leur faculté d’accumulation, il pourrait venir un temps où le sol tout entier, avec tout ce qu’il produit, deviendrait la possession exclusive de certaines corporations ou de quelques familles privilégiées ? L’exclusion du sol à tout jamais des familles nouvelles serait la conséquence inévitable de cet état de choses. Celles-ci ne pourraient trouver leur subsistance qu’en se mettant au service des autres : les uns jouiraient, et les autres travailleraient. De là le régime des castes, l’esclavage, le servage, la plèbe et toutes les grandes révolutions de l’histoire. On sait d’ailleurs quels sont les inconvéniens économiques des biens de mainmorte et des terres inaliénables.

Que ce péril ne soit nullement chimérique, c’est ce qui est suffisamment prouvé par les précautions que l’ancien régime lui-même avait prises pour s’en préserver, — car c’est l’ancien régime qui, par l’ordonnance de 1666 et celle de 1749, avait interdit aux établissemens religieux d’acquérir sans autorisation ; c’est l’ancien régime qui, par l’ordonnance de 1566, a interdit les substitutions indéfinies, et les a réduites à deux degrés. A la vérité, on pourrait croire qu’aujourd’hui, grâce au développement de la richesse mobilière, l’exclusion de la richesse territoriale aurait moins d’inconvéniens qu’autrefois : on peut être aujourd’hui millionnaire sans posséder un pouce de terre. Mais la richesse mobilière elle-même a son fonds dans la richesse territoriale. Sans dire, comme les physiocrates, que la terre soit la seule richesse, elle est au moins l’instrument de toute richesse. Les mines, les chemins de fer, toutes les industries reposent sur le sol. Si celui-ci devenait le monopole de quelques grandes familles ou de quelques corporations, l’industrie redeviendrait la vassale des propriétaires du sol, et serait complètement paralysée ; la richesse mobilière ne se développerait pas, ou s’éteindrait rapidement. Enfin la propriété de la terre a toujours eu un charme particulier pour celui qui cultive, et qui sans aucun espoir d’arriver à cette propriété serait bientôt réduit à l’état de serf et de mainmortable.