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malgré la grille, à démolir l’amas de la literie ; on prit les planches qui servent à soutenir les paillasses, on les fendit, à l’aide de couteaux on les aiguisa de manière à en façonner des lances qui eussent été meurtrières ; on démonta les grosses pièces des lits en fer, afin de pouvoir s’en servir en guise d’assommoirs ; on plaça des sentinelles auprès des grilles, on installa des vigies dans les cellules qui, prenant jour sur la cour principale, découvraient le bâtiment de l’ouest et celui de l’administration. Il y avait là dix prêtres qui priaient Dieu, excitaient les travailleurs et les bénissaient. On était plein d’ardeur, et Pinet, se retrouvant dans les aventures hardies où s’était complu sa jeunesse, payait d’exemple, encourageait tout le monde, jurait de ne point abandonner les otages et de mourir avec eux ou de les sauver avec lui. La troisième section voulant se mettre en relation avec la seconde, on enleva le carrelage, on défonça les plâtres, on arracha les lattes et bientôt un trou de trois ou quatre pieds de diamètre permit aux otages enfin révoltés de communiquer entre eux. Au second étage comme au troisième, on était résolu, armé et prêt. Il y eut une minute solennelle et très touchante ; les otages de la deuxième section se réunirent au-dessous du trou creusé par ceux de la troisième, le front découvert et la tête inclinée ; les dix prêtres s’approchèrent au-dessus de l’ouverture béante, étendirent la main, les bénirent et récitèrent la formule de l’absolution, car chacun s’attendait et se préparait à mourir[1].

Avant de se fabriquer des armes improvisées, on s’était naturellement empressé de barricader les issues des couloirs, car il avait fallu d’abord s’opposer à toute invasion des fédérés. Lorsque Ferré et François eurent causé ensemble et pris quelques mesures pour « l’extraction » des otages, Ramain reçut ordre de faire descendre ceux-ci ; on décida même que les sergens de ville seraient appelés les premiers, et qu’ensuite on ferait descendre « les curés. » Le brigadier envoya chercher au guichet central les clés des grilles de la deuxième et de la troisième section ; le surveillant obéit et revint déclarer que les clés n’y étaient pas. Bourguignon assistait à la scène, en spectateur peu désintéressé ; il faisait le bon apôtre et s’efforçait de rester impassible. Il savait bien où étaient les clés ; celles de la deuxième section étaient entre les mains des otages,

  1. Nous avons visité la Grande-Roquette le lundi 29 mai 1871 ; sauf un passage ménagé à travers les matelas des barricades, tout était encore dans l’état que nous venons d’indiquer. Les faits nous furent racontés sur les lieux mêmes par les surveillans, qui en avaient été les acteurs et les témoins ; nul alors ne contestait la grande action de Pinet, et chacun au contraire s’empressait de lui rendre justice pour sa conduite héroïque dans la journée du 27 mai.