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Le sud, appauvri, dépouillé, voué à l’anarchie et tenu sous un joug implacable, ne se relevait pas des coups qui lui avaient été portés et n’offrait pas à l’industrie du nord le marché sur lequel elle avait compté. Multipliées à l’excès pendant une période de prospérité, les manufactures, après s’être fait une concurrence meurtrière, succombaient l’une après l’autre et fermaient leurs portes. Les hauts-fourneaux s’arrêtaient, faute de commandes. Les compagnies charbonnières, ne trouvant plus l’écoulement de leurs houilles, réduisaient leur extraction. Elles fermaient quelques-uns de leurs puits : quand l’impossibilité d’abandonner certains puits à l’envahissement du gaz ou des eaux les contraignait à y maintenir des machines en activité, elles diminuaient le nombre des ouvriers ou le prix de chaque travail, et ces mesures ne les affranchissaient pas de la nécessité de contracter des emprunts. Dans les premiers jours de 1877, on évaluait à un demi-million le nombre des ouvriers sans ouvrage et à un autre demi-million celui des ouvriers qui ne travaillaient plus que quelques jours par semaine. Ce qui ajoutait au désespoir d’un grand nombre de familles, c’était que beaucoup d’ouvriers, pendant les jours prospères, s’étaient laissé séduire par les combinaisons des sociétés de construction très nombreuses dans les grandes villes et avaient acquis de petites maisons payables par mois. Bien peu s’étaient libérés : la femme américaine n’est point économe, et les trois cinquièmes des salaires des ouvriers sont absorbés par la consommation des liqueurs alcooliques et du tabac ; néanmoins, pendant la période des salaires élevés, les mensualités avaient été régulièrement payées : avec la détresse étaient venus les retards, la déchéance des contrats, l’expropriation, et les familles avaient perdu tout à la fois le foyer qu’elles avaient voulu se créer et l’argent qu’elles avaient inutilement consacré à cette œuvre de prévoyance. Les ouvriers les plus capables et ceux qui avaient conservé quelques ressources retournaient en Europe ou émigraient en Australie, où les gouvernemens coloniaux les conviaient à se rendre par l’offre de primes ou de concessions de terres ; 300,000 individus, venus d’Angleterre ou des provinces canadiennes, reprirent le chemin du Canada. Des statistiques officielles constatent que le mouvement d’émigration de l’Angleterre et de l’Irlande vers les États-Unis a complètement cessé depuis dix-huit mois, les départs ayant été plus que compensés par les retours.

Tous les ouvriers n’avaient point ou le courage ou les moyens d’émigrer, et la misère, devenant chaque jour plus générale et plus profonde, amenait à sa suite la démoralisation, le désordre et le crime. Les attentats contre les personnes et les propriétés se