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échappée à toutes les poursuites. On savait seulement qu’au-delà du royaume de Cambodge s’étendait, sur des espaces inconnus, un pays appelé le Laos, habité par une population à demi sauvage, où Siam et l’empire birman exerçaient l’autorité, c’est-à-dire levaient tribut, et dont la traversée seule était, disait-on, mortelle pour les Européens. Plus loin, le fleuve entrait en Chine, et son origine se perdait dans une certaine région des montagnes Thibétaines où nul Européen n’était encore parvenu.

La tâche ingrate de l’y chercher était faite pour séduire le dévoûment de la marine française. Le gouverneur de Saïgon n’eut d’embarras que dans le choix des officiers qui briguaient cette mission périlleuse. On sait qu’elle fut confiée à un capitaine de frégate, M. de Lagrée, qui s’est acquis une renommée bien justifiée par son énergie et ses talens, et qui a péri victime de son dévoûment. Nous n’avons pas à répéter les incidens de ce voyage, dont l’intéressant récit a été publié ici même par un des compagnons et collaborateurs de M. de Lagrée[1]. Il suffit, pour compléter notre tableau, d’en rappeler les résultats. Avant d’arriver au 13e degré de latitude, le Mékong cesse d’être praticable pour la navigation à vapeur. Les voyageurs se virent obligés d’y renoncer et de renvoyer les chaloupes de la marine officielle qui les avaient portés, eux et leurs bagages. En remontant plus haut, ils se seraient exposés à perdre leurs bâtimens dans les nombreuses sinuosités du fleuve et de ses îles. En admettant qu’ils eussent franchi ce mauvais pas et trouvé le lit qu’il fallait suivre dans un inextricable écheveau de canaux où le Mékong éparpille son courant, leur audace ne les eût pas menés bien loin, car, à la hauteur du 14e degré, une barrière de rochers eût interrompu leur navigation. Le courant s’y heurte, la frappe avec force, puis, la trouvant inébranlable, il accumule l’une sur l’autre les couches d’eau apportées incessamment jusqu’à la hauteur de cette écluse naturelle, il la surmonte et tombe sur l’autre versant en cascades infranchissables. Dès cet endroit, il n’y a plus d’autres engins possibles de navigation que les canots du pays, creusés dans un seul arbre et conduits par les indigènes. Ceux-ci sont seuls en état de diriger ces embarcations peu stables sous la luxuriante verdure qui, croissant de toutes parts, entrelace branches, rameaux et feuillages en fourrés épais et sombres, où il faut naviguer le couteau à la main pour se frayer un passage. Ailleurs le majestueux enfant du Thibet épanouit ses eaux dans de vastes plaines où il semble réserver et contenir son cours ; mais, plus on se rapproche de sa source, plus les rapides sont multipliés. Descendant de sommets

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1869 au 1er juin 1870.