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où les héros du romancier prennent un si vif plaisir. Pour goûter dans tout ce qu’elle a d’exquis l’histoire des amours du peintre de Londres et de la fille des Hébrides, il faut la lire au grand air : c’est un roman d’été, et l’illusion est plus complète si l’on y peut ajouter le bruit du vent à travers les feuilles et les parfums d’une forêt ou d’un champ. Une autre condition, c’est de ne point être pressé. M. William Black ne l’est jamais. Il ne se lasse pas de promener son lecteur dans le monde inconnu qu’il a découvert, et l’on n’éprouve aucune envie de s’en plaindre, tant ces descriptions ont de charme, tant sont originales dans leur simplicité les figures qu’on y rencontre. Il n’est pas jusqu’au climat même de ces îles, peu fréquentées, dont on ne finisse par comprendre l’attrait. Ce n’est pas, tant s’en faut, qu’il y règne un printemps éternel ; les contrastes y sont violens, mais le soleil y est si radieux après la bruine, et les crépuscules y sont si doux ! Aussi ne peut-on s’empêcher de croire que personne à la place de Lavender n’aurait fait autrement que lui. Comment résister à ces influences du milieu, comment rester froid devant cette belle fille aux épais cheveux noirs, à la bouche finement ciselée, aux yeux pleins des reflets de la mer ? Comment ne pas se sentir fier lorsque, guidé par ses conseils, on a lancé la mouche avec assez de bonheur pour attraper un saumon de quatorze livres, et qu’elle vous tend la main pour vous féliciter ? Et si l’on est peintre, et de plus un peu fat, n’est-on pas tout naturellement amené à contempler par avance l’effet que l’on produirait dans un salon de Londres en y amenant à son bras cette princesse de l’Océan, au milieu des poupées à la mode ?

Lavender ne se demande pas si la princesse voudrait se prêter à cette comparaison. Sheila ne lui a donné encore aucun droit de supposer qu’elle ait pour lui des sentimens plus vifs que ceux que l’on doit à un hôte. Elle le traite en camarade, lui fait les honneurs de sa patrie comme à un étranger, trouverait même fort naturel qu’il l’appelât Sheila tout court, ainsi que chacun fait dans le pays ? mais elle est assez surprise lorsqu’un beau soir le jeune Anglais lui demande si, dans un avenir lointain, elle ne consentirait pas à lui confier le soin de veiller sur elle. — Peut-être, répond-elle. — Peut-être, on le sait, n’est en général pour un amant qu’une forme de langage dont le sens équivaut à sans doute. Dans la bouche de Sheila, ce mot a seulement la signification restreinte qu’on s’accorde communément à lui reconnaître. C’est ce qu’Ingram tâche en vain de faire entendre à son ami, qui, fort de cette promesse un peu vague, en arrache bientôt une plus marquée à l’embarras de celle qu’il croit aimer. A proprement parler, il ne s’agit ici ni de coquetterie, ni de passion. L’auteur a voulu faire une analyse de sentimens assez ordinaires dans la vie et montrer que, dans les choses du cœur