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avait vaincus. « Si les Turcs, disait-il, se présentent seuls en face de leur adversaire, et que l’Europe laisse les deux belligérans se débrouiller, la guerre ne sera ni sérieuse, ni de longue durée. Si l’armée turque s’avise d’accepter la bataille en deçà du Balkan, elle sera culbutée sur les défilés des montagnes ou bien refoulée dans varna et dans Chou m la, où elle subira le sort que celle de Bazaine a subi dans Metz. En un mot, cette armée est, sous tous les rapports, en administration, en organisation, en tactique et en force numérique, trop faible pour tenir contre les Russes. » Il s’est trouvé que Montecuculli n’avait pas menti, et que, si la victoire finit par demeurer aux Russes, elle leur aura coûté une cruelle dépense d’argent et de sang. Il s’est trouvé même que jamais l’armée ottomane n’avait été si solide, ni si bien armée, ni si bien conduite ; il s’est trouvé enfin que le soldat Turc est capable de tout, pour peu qu’il ait des chefs dignes de le commander, et qu’aujourd’hui comme jadis il est un des premiers soldats du monde, obéissant, discipliné, vivant de rien, prêt à tout endurer, tenace, intrépide, brave jusqu’à l’héroïsme, voyant le paradis au bout du canon de son fusil. — Les diplomates, disait à ce propos une femme d’esprit, ont eu le tort de ne pas compter dans leurs calculs avec le paradis Turc ; c’est lui qui a vaincu à Plewna.

On a trop souvent répété que les peuples ont toujours le gouvernement qu’ils méritent ; c’est une règle qui souffre des exceptions. Certains peuples ont reçu du ciel la faculté enviable ou déplorable de supporter avec une patience qui ne se dément presque jamais les plus tristes gouvernemens. Leur longanimité résiste à toutes les épreuves auxquelles on la soumet et, ce qui est plus admirable, leur vertu native résiste aux leçons de corruption qui leur sont données par leurs maîtres. Les Turcs offrent l’exemple singulier d’une nation que des siècles du plus détestable régime n’ont pu corrompre, et dans laquelle en général les gouvernés sont aussi honnêtes que le sont peu la plupart des gouvernans. Ce sont deux sortes d’hommes absolument différentes : d’un côté, des mœurs simples et réglées, la probité, l’honneur, le respect de soi-même et de la parole donnée, une religion sincèrement et rigoureusement pratiquée ; de l’autre côté, des appétits sans frein, et le plus souvent la ruse et la fraude poussées jusqu’à la perversité, des manches larges, des mains crochues et prenantes, des regards obliques d’oiseau de rapine guettant sa proie. Un missionnaire chrétien, établi depuis longtemps à Constantinople, disait à un de ses acolytes qui, nouvellement débarqué, parlait des Turcs avec mépris : — vous avez tort, vous verrez pratiquer ici toutes les vertus que prêchent les chrétiens. — Les diplomates ne sont pas des missionnaires, et ce qu’ils connaissent le mieux dans les pays où ils résident, c’est le monde officiel. Tel ambassadeur ou tel secrétaire de légation qui se flatte d’avoir observé de près