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former derrière les Alpes une nation prête à donner la main contre elle à toutes les insurrections éventuelles des autres peuples. Qu’on pense, par exemple, à ce qui serait arrivé, toutes choses d’ailleurs égales, lorsque la révolte des Juifs éclata en Orient, si Rome eût été menacée en même temps par la Gaule armée du Rhin à l’Océan ! Vespasien arriva juste à temps pour étouffer une conflagration qui commençait. Il y a donc là une fatalité historique qu’il faut reconnaître, à laquelle on doit se résigner, mais il n’y a pas à s’en réjouir. — Quant à ce qu’on a dit souvent, que sans la conquête romaine la Gaule fût restée en dehors de la civilisation antique, cette affirmation est plus spécieuse que fondée. La civilisation peut très bien se propager d’un peuple à l’autre par d’autres voies que la conquête, par le commerce, les voyages, les relations pacifiques. Chez un peuple imitateur, curieux, d’imagination vive, ami des nouveautés et avide du bien-être, tel qu’était le peuple gaulois au Ier siècle avant notre ère, l’adoption des arts supérieurs de l’étranger peut être à la fois libre et prompte, et cette adoption commençait. Notre accession à la grande civilisation eût été sans doute moins rapide ; en revanche, elle eût fait preuve de plus d’originalité qu’on n’en trouve dans les productions généralement bien pâles du génie gaulois pendant la période romaine.

La France, qui n’est ni germaine ni romaine, est donc en réalité la vieille Gaule se retrouvant elle-même après l’affaissement des revêtemens romains et germains qui successivement se posèrent si lourdement sur elle. C’est là l’unique raison qui l’empêcha de rester un prolongement de l’Italie ou une province du saint empire allemand. Ce qu’elle a conservé des deux dominations qui ont passé sur elle doit être reconnu, mais non pas au point de sacrifier le fond authentiquement gaulois de son esprit, de ses tendances, de son caractère permanent. Notre démocratie, qui a fait la royauté, puis la révolution, remonte par ses origines premières jusqu’au parti égalitaire, impatient de l’oligarchie, déjà national, qui permit à Vercingétorix de grouper un instant sous ses ordres les forces de la Gaule entière. « Je veux faire de la Gaule un seul tout, » cette grande parole du brenn martyr est l’âme de toute notre histoire de France. Nous avons montré dans notre première étude comment on pouvait suivre à la trace, le long de notre histoire littéraire, le génie gaulois et son incomparable aptitude dans l’art de l’argute loqui. Des trouvères à Rabelais, de Molière à Voltaire, à Béranger, à Courier, la filiation est visible. N’oublions pas que, parallèlement à cette grande lignée des rieurs, il y a aussi la famille des graves et des tristes, des esprits dédaigneux et amers dont la parole n’est pas moins incisive, mais chez qui l’indignation a pris la place du