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c’est à peu près la même chose. Pourquoi ? Parce que l’original ne pense, ni n’agit comme tout le monde et se soucie peu de rentrer dans le moule commun. Or le vulgaire est assez porté à prendre ses opinions et ses habitudes pour la règle absolue de la sagesse. Malheur à qui s’en écarte ! Les plus grands génies, les plus nobles caractères s’en sont mal trouvés. Si l’accusation de folie a si souvent pesé sur le génie, c’est que le génie, toujours rare dans un siècle, est par là même souverainement original. Je ne veux pas dire qu’il suffise de heurter toutes les idées et tous les usages pour mériter le brevet d’homme de génie : il y a une vraie et une fausse originalité ; mais, vraie ou fausse, elle se distingue toujours de la folie, parce qu’elle ne présente jamais le caractère morbide, pathologique de celle-ci. Aussi a-t-on pu protester, non sans quelque raison, contre la sévérité ordinaire de l’opinion, publique à l’égard de l’originalité. Stuart-Mill veut qu’on la respecte, qu’on l’encourage, conseil bien digne d’un Anglais, et que lui-même, si j’en crois certains témoignages, a mis largement en pratique. Il y voit un utile correctif de la platitude, de l’effacement des caractères, de l’esprit de routine, une. condition précieuse, de mouvement, de rénovation, de progrès. L’originalité d’aujourd’hui est souvent le sens commun de demain. L’original est un enfant perdu qui marche un peu au hasard, à la découverte : laissez-le faire, qui sait, s’il ne fraie pas la route à l’avenir ? Pour le sophiste Calliclès, et sans doute pour la plupart de ses contemporains, Socrate est un original quand, dans le Gorgias, il déclare que la parole doit être exclusivement au service du juste, qu’il vaut mieux souffrir l’injustice que la commettre, et qu’il se soucierait peu de défendre sa vie devant les tribunaux humains pourvu que sa cause parût bonne, aux juges infaillibles et incorruptibles des enfers.

La bizarrerie se rapproche davantage de la folie. Le bizarre a moins de jugement que l’original, moins de suite dans les idées et la conduite. Le caprice semble sa règle ; il est impossible, de prévoir ce qu’il ferai d’après des inductions tirées du sens commun ou de ses actions antérieures, et par là il présente avec le fou une grande analogie. « Mais, dit avec raison M. Tissot[1], la bizarrerie qui n’est que bizarrerie n’est ni incapable de réfléchir, de se juger, de se rectifier, ni surtout immorale ou injuste matériellement, où sans le savoir et le vouloir, comme on l’est dans la folie véritable. Le bizarre n’est donc pas fou. »

Une distraction extrême et habituelle touche de bien près à la bizarrerie et n’est pas sans quelque ressemblance avec l’aliénation. Quelquefois en effet on a présenté l’incapacité d’appliquer

  1. La Folie, considérée surtout dans ses rapports avec la psychologie normale, Paris, Marescq, 1877.