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puissance en quelque sorte mécanique et fatale : toute force de résistance, toute possibilité de délibérer avec soi-même, de suspendre le jugement ou d’ajourner l’acte, de contrôler les motifs, de donner à l’un d’eux, par un choix réfléchi, une supériorité décisive qu’il n’avait pas d’abord, ont disparu. De là l’irresponsabilité de l’aliéné, tandis que, théoriquement tout au moins et dans une certaine mesure, on est toujours responsable de s’être trompé.


II

Le mysticisme sous toutes ses formes, l’extase, l’illuminisme, le fanatisme, surtout religieux, ne sont-ce pas là autant de variétés de la folie ? On serait d’autant plus tenté de le croire que la monomanie religieuse est une des formes les plus fréquentes et les mieux caractérisées de l’aliénation : il semble en conséquence très naturel de n’y voir que le développement d’une maladie dont ces différens états ne seraient que les premières phases. Ici l’analyse devient de plus en plus difficile et délicate.

Il y a un mysticisme philosophique qui n’est qu’une manière de concevoir systématiquement les rapports de Dieu avec l’homme et le monde. Le moi a conscience de son unité et de son identité ; d’autre part, il saisit le variable et le multiple dans la nature extérieure et jusque dans sa propre existence qu’il mesure par l’écoulement de ses diverses sensations. La réflexion lui fait connaître que plus il s’affranchit de la sensation, plus il est réellement dans son unité et son identité fondamentales ; il conçoit ainsi la réalité souveraine comme une unité absolue, sans aucun mélange de pluralité et de diversité, et dans son ardeur pour s’unir au principe de tout être, il aspire à dépouiller toute personnalité, toute conscience au sein de cette unité sans attributs et sans forme. Tentative insensée, car cette personnalité, qui fait effort pour se perdre, se retrouve et s’exalte par cet effort même ; elle ne peut se débarrasser d’elle-même, elle ne peut consommer l’union parfaite avec l’un : toujours subsiste avec le sentiment du moi quelque différence, toujours la pensée se pense en croyant s’abîmer dans son divin objet. Le mysticisme philosophique n’est autre chose que cette lutte du moi contre son indestructible conscience qu’il brûle d’anéantir dans l’unité parfaite.

On comprend qu’une telle entreprise, si elle se prolonge, modifie notablement les conditions de l’exercice normal de l’intelligence. C’est alors le mysticisme proprement religieux qui conduit à l’extase. Les facultés de perception extérieure sont autant que possible laissées inactives, car elles mettent le moi en rapport avec cette diversité phénoménale qu’il veut fuir à tout prix ; les