Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 23.djvu/851

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tienne sur la pointe des pieds durant toute la journée ; que dans les chaleurs de l’été il s’entoure de cinq feux ; que dans la saison des pluies il s’expose sans abri aux nuages ; que dans la saison froide il porte des vêtemens humides et s’inflige des pénitences de plus en plus terribles, etc. »

Les premiers solitaires chrétiens poussèrent aussi loin la haine du corps et la soif des souffrances volontaires. Les uns se chargeaient de lourdes chaînes, d’autres n’avaient en toute saison pour vêtemens que leurs longs cheveux. En Thessalie, des bandes de moines, au témoignage de saint Éphrem, broutaient l’herbe des champs. On inventait des cellules où l’on pût, dans la situation la plus gênante possible, être exposé à toutes les intempéries. La légende de saint Siméon Stylite est demeurée populaire[1].

Quelque insensées que puissent paraître de telles pratiques, de quelque trouble intellectuel que les phénomènes provoqués par elles semblent être l’indice, nous ne pouvons cependant admettre que ce soit là de la folie. L’extase, le ravissement, sont des états accidentels et qui durent peu : la folie est un état qui se prolonge beaucoup plus longtemps. Les extravagances du mystique sont l’effet d’un sentiment élevé en soi, qui s’exalte jusqu’à l’excès aux dépens de tous les autres ; quelques-unes de ses facultés mentales peuvent être suspendues, mais elles ne sont pas altérées, perverties, comme il arrive presque toujours dans l’aliénation. Le mystique, l’extatique, sont essentiellement des contemplatifs ; quand ils reviennent malgré eux à la vie active, leurs actions sont rarement absurdes, nuisibles, immorales comme celles que l’idée délirante inspire à l’aliéné. S’il était permis à l’homme de déserter la lutte en renonçant à tous les devoirs que lui imposent ses relations avec ses semblables, et d’atteindre ici-bas à la béatitude, nous reconnaîtrions volontiers que le mystique est dans le vrai, et que son âme réalise une forme d’existence supérieure à celle que comporte l’humaine nature. L’âme du fou a subi au contraire une déchéance profonde ; elle est tombée, par une fatalité de son organisme, au-dessous du niveau de l’humanité.

L’illuminé diffère de l’extatique en ce qu’il croît recevoir des révélations surnaturelles pour les communiquer aux autres hommes ; l’extatique jouit de Dieu, pour ainsi dire, d’une manière égoïste et solitaire ; l’illuminé est prophète, apôtre : il est un intermédiaire par lequel la Divinité entre en rapport avec les mortels ; son rôle est agissant. Cette croyance en une mission divine a presque toujours son origine dans une hallucination. Tel fut, par exemple, le cas de l’illustre Swedenborg. — Bien qu’on soit fort tenté de prendre

  1. Pour tous ces faits, voyez Letourneau, Physiologie des passions.