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connaissons par expérience quels sont les motifs qui peuvent entraîner l’homme au mal, et toutes les fois qu’un de ces motifs nous paraît avoir été la cause déterminante, la raison suffisante d’un acte, nous sommes en droit de l’imputer à son auteur et de déclarer celui-ci moralement responsable devant la société et devant la loi. Ces motifs peuvent se ramener à deux chefs généraux : l’intérêt personnel et la passion, ou mieux encore à un seul, la passion, car l’intérêt, c’est la passion encore, tempérant par la réflexion ses ardeurs soudaines et appelant à son aide le temps et le calcul pour se satisfaire plus sûrement.

Si donc nous sommes en présence d’un acte que nous jugeons avoir été suggéré par une des passions ordinaires de l’humanité, nous affirmons que l’agent est moralement semblable à nous, passionné, mais libre aussi, par suite responsable. La responsabilité ne disparaît que là où aucune des passions ordinaires de l’humanité ne donne de l’acte une raison suffisante si, par exemple, un assassinat est commis par un homme d’un caractère jusqu’alors doux et inoffensif, sans qu’on puisse découvrir de la part du meurtrier aucun motif de haine ou de jalousie contre la victime, nous croyons qu’il est permis de conclure à l’irresponsabilité.

Ce n’est pas tout. La passion peut être surexcitée par les hallucinations d’un cerveau en délire ou par les jugemens évidemment absurdes d’une intelligence malade. Sans être la folie, l’hallucination en est souvent le signe, et certains jugemens sont si manifestement absurdes qu’ils laissent peu de doutes sur l’état morbide de l’esprit qui les conçoit. Dans ces deux cas, nous n’hésiterions pas à reconnaître l’aliénation. Un homme devient assassin parce qu’il croit entendre dans la bouche de chacun le reproche d’une action flétrissante, dont il a été vingt-six ans auparavant la victime involontaire[1] : l’hallucination est ici la preuve de la folie et l’excuse du crime. Un libraire tue huit personnes pour rentrer en possession d’un exemplaire qu’il croit unique : il y a quelque chose de tellement anormal dans ce jugement, que l’existence d’un livre, sans autre valeur que sa rareté, est préférable à celle de huit innocens, qu’il est bien difficile d’en admettre l’empire sur une intelligence vraiment saine.

On objectera que même chez des individus qui ne sont nullement aliénés, une passion particulière peut devenir tellement puissante, tellement exclusive, qu’elle supprime pratiquement la possibilité d’une résistance et détruise le libre arbitre. Nous avons déjà répondu que dans ce cas la responsabilité remonte au-delà de l’acte coupable et porte sur toute la série des capitulations, des lâchetés

  1. Voyez les Annales médico-psychologiques du mois de mars 1877.