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on peut tenir pour assuré que l’histoire ne s’y formera qu’avec une extrême lenteur et n’y apparaîtra que dans un avenir si éloigné que nous n’avons pas à en tenir compte. De quelque point de vue que nous envisagions les circonstances propres à ces régions, nous ne parvenons à découvrir dans aucune d’elles l’existence de ces fermens moraux qui font lever la pâte humaine. Leur population laborieuse, émigrée sans haines et passions politiques, n’a porté sur leur sol aucune de ces différences de races et d’origine qui aux États-Unis séparent encore les descendans des émigrans du May flower des descendans des cavaliers de la reine Elisabeth et du roi Jacques, et l’on n’aperçoit aucun de ces germes lie désaccord qui faisaient prophétiser à tout observateur de la grande république américaine la future guerre de sécession longues années avant qu’elle éclatât. Le seul événement considérable que l’on puisse prévoir, c’est la séparation d’avec l’Angleterre, mais, cette séparation peu désirée s’accomplît-elle, qu’elle ne serait pas le point de départ d’une situation nouvelle, et que les colonies resteraient le lendemain ce qu’elles étaient la veille. La démocratie tient une large place dans la plupart de ces colonies, et elle domine même dans quelques-unes ; mais plus on fera intime connaissance avec cette puissance si redoutée, plus on s’apercevra qu’elle n’est au fond dans ce qu’elle a de tout à fait légitime qu’une affaire de commerce et d’industrie, que toute démocratie sérieuse suppose un état social pacifique et ne vise qu’au bonheur matériel, et que par conséquent c’est pour le penseur une question que de savoir si cette démocratie universelle qui s’est répandue sur notre globe ne marque pas plutôt pour l’humanité la fin prochaine de l’histoire qu’elle n’en est la continuation et n’en inaugure un nouveau développement. Ne dirait-on pas en vérité que l’état social de ces colonies a été calqué sur l’inoffensive nature australienne, où les bêtes malfaisantes sont inconnues à l’égal des animaux puissans ? Dans la solitude du bush, que ne visita jamais la forme d’un loup, le berger paît presque sans surveillance ses troupeaux, qui errent librement et en pleine sécurité, sauf par intervalles quelques attaques du sauvage chien dingo, pareil à un aborigène pillard ou à un cacatoès maraudeur, et encore ce dingo, seule terreur, des colons australiens, est-il inconnu à la Nouvelle-Zélande. Cette sécurité du bush est l’image même des colonies australiennes, où manque tout élément de malheur, et qui doivent se résigner pour longtemps à n’occuper le monde que de la monotonie de leur prospérité..


EMILE MONTEGUT.