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pièces, on n’en peut imaginer de plus faible et de moins artistement combinée. Il semble ignorer entièrement l’importance de la composition, et dans ses comédies les scènes se suivent comme au hasard.

Son théâtre est si peu connu que nous essaierons de faire une revue rapide des pièces qui nous semblent mériter quelque attention. Nous commencerons par la Entretenida, dont le titre pourrait se traduire par « poisson d’avril. » C’est une allusion à la locution proverbiale : dar con la entretenida, tromper quelqu’un en lui faisant perdre son temps. La grande singularité de la pièce est qu’il n’y a ni duel ni mariage, mais une situation fort scabreuse dont on attend quelque effet terrible. Un cavalier aime une dame nommée Marcela et en parle continuellement à sa sœur, qui s’appelle aussi Marcela et qui s’imagine que son frère est amoureux d’elle-même. En bonne chrétienne et en demoiselle bien élevée, elle l’évite le plus qu’elle peut. Finalement elle découvre que l’amour de son frère est parfaitement honnête. On comprend difficilement le but de Cervantes trompant son lecteur avec cette vilaine idée d’inceste qui n’a rien de plaisant et d’où ne sort aucun effet dramatique.

Dans le Rufian dichoso (l’heureux libertin) se trouve l’esquisse fort peu arrêtée d’un caractère qui ne manque pas d’originalité, mais dont le développement beaucoup trop brusque est dépourvu de naturel. Cristoval Lugo est un étudiant qu’on ne rencontre jamais un livre sous le bras, mais avec une rondelle à la ceinture accompagnée d’une dague qu’il est toujours prêt à dégainer. Il est le camarade, l’ami dévoué de toute la canaille de Séville, le protecteur et la providence des femmes de méchante vie. Au milieu de ses déréglemens, il conserve un grand fonds de dévotion. Au sortir d’une orgie, il donne son dernier écu pour les âmes du purgatoire, puis enfonce la boutique d’un pâtissier et rosse les archers pour délivrer un de ses amis qui tient une maison mal famée. Ayant tout perdu au jeu, il délibère avec lui-même s’il ne se fera pas voleur. Il en est fort tenté, mais tout à coup il se dit : « Pourquoi pas moine ? » La grâce opère, et bientôt il fait l’édification de la ville qu’il a scandalisée. Il devient l’abbé de son couvent, fait des miracles et meurt en odeur de sainteté. À côté de ce personnage se trouve le gracioso, ancien camarade de Lugo, converti comme lui, et moine dans le même couvent. Mais il a conservé quelque reste du vieil homme ; il a des retours de mauvaises passions et des regrets de la vie qu’il a quittée. C’est le rôle comique de la pièce. Il y a une scène assez plaisante où, revêtu de sa robe, qu’il retrousse, il s’oublie jusqu’à donner une leçon d’escrime à un autre moine.

L’auteur avertit en maint endroit qu’il n’a rien inventé, et renvoie à la légende. Nous copions une des indications de scène : « Entrent six comparses masquées, vêtues en nymphes, lascive-