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se soit emparée de lui tout entier, et n’ait plongé son âme dans les profondeurs et les joies du mysticisme, il ne pourra pendant longtemps porter aussi haut ses regards. « Le soleil ni la mort, disait La Rochefoucauld, ne se peuvent regarder en face. » On pourrait ajouter : ni Dieu. Il abaissera donc ses yeux vers la terre, et le spectacle des choses humaines, qu’avait négligé peut-être le dédain de sa première jeunesse, captivera son attention. La vie s’emparera de lui avec ses activités, ses intérêts, ses luttes, ses âpretés. Il poursuivra le rêve de ses ambitions nouvelles avec non moins d’ardeur qu’il avait poursuivi celui de son amour, et peut-être avec le sentiment que les problèmes politiques, pour être moins élevés, ne sont pas de nos jours moins complexes et moins douloureux que ceux de la philosophie. C’est ainsi que dans sa recherche ardente il s’acharnera tour à tour à connaître les ivresses de l’amour, les secrets des cieux, les triomphes de la terre, et peut-être, malgré ce partage, sa vie ne sera-t-elle pas encore remplie ; car, si cet homme est doué d’une organisation complète et raffinée, il nourrira encore au dedans de lui un instinct qui, tout en occupant une place moindre que l’amour, la religion ou la politique, tiendra aussi son intelligence en éveil : c’est le goût du beau. Ce goût sublime, qui est un des plus nobles attributs de l’homme, ne laissera pas aussi que de l’émouvoir, et il cherchera à le satisfaire soit par la contemplation directe des œuvres de la nature, soit par l’étude des œuvres de l’art. Eh bien, ces instincts si divers, George Sand, dans le cours de sa longue carrière littéraire, les a tous compris, tous éprouvés et tous rendus. Elle a prêté à l’amour un langage de flamme ; elle a traduit avec amertume les plaintes du doute ; elle a dénoncé avec véhémence l’injustice des inégalités sociales. La passion, la philosophie, la politique, l’ont également inspirée ; mais en même temps qu’elle écrivait ces œuvres brûlantes où elle a soulevé toutes les questions qui ont remué les hommes de son temps et qui passionnent encore ceux du nôtre, elle est demeurée une artiste sereine éprise du beau sous toutes ses formes. Elle a fourni pendant plus de quarante ans une nourriture inégale, mais toujours abondante, aux imaginations avides de poésie. Elle a peint la nature avec une fidélité et un éclat de couleurs que le temps ne parviendra jamais à altérer ; elle a dans son âge mûr plié son talent aux nécessités de la convention scénique ; dans sa vieillesse, elle s’est transformée encore, en appelant l’enfance innocente à boire à la source purifiée de son inspiration. Quoi d’étonnant si elle a dominé toute une génération, et si son règne dure encore de nos jours !

C’est en décomposant ainsi l’œuvre de George Sand que je la voudrais étudier ; je voudrais examiner séparément ses romans