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La continuité des vues est à elle seule une grande force ; aussi expliquait-on volontiers la supériorité de sagesse et d’habileté que l’opinion européenne attribuait aux gouvernemens aristocratiques, tels que la seigneurie de Venise ou la monarchie représentative d’Angleterre, par ce fait que, l’action personnelle du souverain étant fort restreinte dans ces deux pays, sa personne pouvait changer sans qu’il fût apporté ni interruption ni relâchement dans l’application des maximes consacrées par l’expérience. Cette raison d’état, qui faisait bon marché des considérations de personnes et qui imposait aux souverains le sacrifice de leurs sentimens et de leurs affections les plus chères, avait valu à la politique l’accusation d’être sans entrailles. Ne voyait-on pas tous les jours des princes combattre et quelquefois renverser du trône leurs parens les plus proches ?

Si l’on interroge les faits sans parti-pris, on se convaincra que la politique de la raison d’état trouve sa justification dans les résultats qu’elle a produits. L’Europe lui a dû plus de deux siècles de stabilité, en ce sens que, malgré des guerres sanglantes et malgré l’éphémère triomphe de conquérans ambitieux, aucune nationalité n’a péri, hormis la Pologne, qui a succombé sous le poids de ses dissensions intestines et de fautes irréparables. Toutes les autres nations ont survécu, malgré les fortunes diverses qu’elles ont éprouvées, et l’équilibre européen, souvent mis en danger, s’est toujours rétabli comme de lui-même. Chaque fois que cet équilibre a paru sérieusement menacé, par Charles-Quint, par Louis XIV ou par Napoléon, la raison d’état a coalisé les faibles contre le plus fort, et, pour la sécurité et l’indépendance de tous, elle a fait accepter par chaque peuple les sacrifices d’hommes et d’argent les plus douloureux.

Or il semble que la politique de la raison d’état soit sur le point de perdre la direction des affaires européennes et de faire place à la politique au jour le jour. Ces mêmes intérêts matériels auxquels elle a imposé tant et de si lourds sacrifices se révoltent aujourd’hui contre elle, et ils puisent dans la forme de plus en plus démocratique des gouvernemens plus de facilités pour se défendre et une prépondérance plus assurée. Nulle part ce changement n’est plus apparent qu’en Angleterre. Cependant la nation anglaise n’a pas eu à regretter d’avoir pris la défense de l’équilibre européen dans le plus rude assaut que cet équilibre ait eu à soutenir ; elle a dû à ce rôle la suprématie maritime, cet immense empire colonial formé aux dépens de tous les autres états, et le prodigieux développement de son (commerce. Le progrès continu de la richesse publique et le bien-être général qui l’a accompagné ont fait prendre aux questions d’argent la première place dans les préoccupations de l’opinion :