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modifiacation aussi profonde ? Au temps de la guerre de Crimée, tenir les Russes en échec sur les bords du Danube et dans la Mer-Noire, c’était donner la sécurité et la confiance à la Perse, toujours tremblante devant la puissance russe ; c’était entretenir chez les tribus frémissantes du Caucase l’espoir de la délivrance et rendre incertaine et précaire la domination de la Russie sur les bords de la mer Caspienne. C’était enfin tenir fermée la route de l’Euphrate, par laquelle une armée, s’acheminant vers l’Inde et rencontrant partout en abondance l’eau et les vivres, ne trouverait d’autre obstacle à surmonter que la distance. Bien que le chemin de fer d’Alexandrie, au prix de deux transbordemens, permît à des troupes d’arriver assez rapidement dans l’Inde, la route par le cap de Bonne-Espérance n’en demeurait pas moins la seule ouverte aux bâtimens de guerre, et la seule par laquelle on pût acheminer en quantités considérables matériel et munitions. Encore fallait-il prévoir le cas où une puissance ennemie, invoquant les obligations de la neutralité, sommerait la Turquie de fermer la route de l’Égypte aux soldats et au matériel de guerre de l’Angleterre. Cette puissance ainsi était exposée à expier la faute commise par lord Palmerston en 1840, lorsque, par antipathie contre la France et pour complaire à la Russie, il avait fait replacer Méhémet-Ali dans la position non-seulement d’un vassal, mais d’un sujet de la Porte.

Depuis la guerre de Crimée, l’achèvement du canal de Suez est venu abréger et rendre facile pour les puissances maritimes le chemin de l’Inde. On peut être assuré que l’Angleterre saisira la première occasion de faire déclarer cette route ouverte aux marines militaires en temps de guerre comme en temps de paix, parce qu’un intérêt sans égal lui commande de l’avoir toujours à sa disposition. Par cette voie nouvelle, en effet, elle peut porter à Kurrachee toutes les forces nécessaires pour défendre le cours de l’Indus, bien longtemps avant qu’une armée ennemie ait pu contourner le golfe Persique ou arriver au pied de l’Hindou-Kousch. L’Angleterre commence donc à se considérer comme désintéressée dans les changemens qui peuvent s’accomplir sur les bords de la Mer-Noire, et c’est au milieu d’une sécurité, peut-être imprudente, qu’elle a été surprise, comme toute l’Europe, par le réveil inopiné de la question d’Orient.

Quel est l’auteur de ce réveil ? qui a été l’instigateur des troubles de la Bosnie et de l’Herzégovine ? L’histoire le saura et le dira : les contemporains sont réduits à de simples conjectures. Si on se laisse guider par l’adage du droit, is fecit cui prodest, on est conduit à soupçonner que le ministre astucieux qui tient entre ses mains la direction de la politique allemande aura été bien aise de se délivrer d’un contrôle importun en détournant l’attention du tsar des