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manteau d’hermine, raconte à l’homme qui demande sa main combien elle a souffert et combien elle a aimé. Fille d’un riche bijoutier de Bruxelles, doux et apathique, et d’une mère frivole qui ne songeait qu’à la promener et à la produire, elle a passé son enfance et sa première jeunesse dans la dissipation et dans les fêtes. « Je me souviens, dit-elle, de ce temps avec douleur et pourtant avec plaisir ; j’ai fait depuis de tristes réflexions sur le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette ce temps de bonheur et d’imprévoyance qui aurait dû ne jamais finir ou ne jamais commencer. » C’est à l’âge de seize ans qu’elle rencontre dans un bal un noble Vénitien, Leone Leoni, qui, par la beauté de sa figure, par la fascination de ses manières, par sa supériorité native dans tout ce qu’il entreprend, est devenu partout l’idole de tous les mondes qu’il a traversés. Il se fait agréer comme époux par les parens de Juliette sans fournir d’autres preuves de sa fortune et de sa noblesse que l’affirmation de sa parole. Mais, la veille du jour fixé pour le mariage, il enlève Juliette sous prétexte de fuir un danger mystérieux et en lui cachant qu’il emporte avec elle les pierreries que lui a confiées son père. Les deux amans ne s’arrêtent dans leur fuite qu’au fond d’une des vallées du lac Majeur, dans un chalet pittoresque où ils passent six mois d’une vie rustique consacrée tout entière aux délices de l’amour. « Tout le jour nous étions occupés à travailler ; je prenais soin du ménage ou je plissais moi-même son linge. De son côté, il pourvoyait à tous nos besoins et remédiait à toutes les incommodités de notre isolement… Mais, quand venait le soir, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit délicieux qui était auprès de la maison sur le versant de la montagne. De là nous contemplions le splendide coucher du soleil, le déclin mélancolique du jour, l’arrivée grave et solennelle de la nuit. Nous savions le moment du lever de toutes les étoiles et sur quelle cime chacune d’elles devait commencer à briller à son tour. Puis, quand la nuit était tout à fait venue, quand le silence de la vallée n’était plus troublé que par le cri plaintif de quelque oiseau des rochers, quand les lucioles s’allumaient dans l’herbe autour de nous, et qu’un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Leoni semblait sortir d’un rêve ou s’éveiller à une autre vie ; son âme s’embrasait, et son éloquence passionnée m’inondait le cœur. » Quel qu’ait été le dessein de Leoni en se cachant ainsi pendant six mois, il se lasse à la fin de cette retraite et il conduit Juliette à Venise, où il l’installe dans le palais de ses ancêtres, dont il a été expulsé depuis longtemps, mais qu’il a loué en secret pour trois mois. Là il fait vivre son amante au milieu d’une société d’aventuriers et d’escrocs qu’il lui présente comme ses amis, et il s’adonne aux plaisirs du jeu avec une fureur qui lui fait bientôt négliger