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courtiers sont des hommes précieux. Quand deux de leurs amis ont un différend, ils commencent par sonder l’un, puis ils disent à l’autre : Ne demandez pas cela, vous vous exposeriez à recevoir un affront ou une réponse désagréable. Il arrive aussi que les intéressés ont de fausses pudeurs ou de dangereuses fiertés qui les empêchent de s’expliquer nettement ; ils n’osent dire ce qu’ils ont sur le cœur, et à tout moment le fil de l’entretien se rompt. Je serai là, je me chargerai de le renouer, mais c’est tout ce qu’il faut me demander. Notre médiation ne ressemblera point à une intervention ni à un arbitrage ; je n’entends jouer le rôle ni d’un maître d’école, ni d’un juge de paix, ni d’un policeman. Je connais les hommes, je sais par mon expérience personnelle que les interventions finissent toujours mal, qu’il est infiniment dangereux de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, et que le résultat inévitable de notre arbitrage serait de nous brouiller avec des gens qui nous ont rendu quelquefois de bons offices et qui peuvent nous en rendre encore. Il est donc entendu que nous donnerons des conseils ; si on refuse de les écouter et qu’il en résulte une guerre générale, nous nous en laverons les mains ; nous ne prendrons parti pour personne et nous regarderons.

Le 19 février, M. de Bismarck a déclaré que, si la Russie ne voulait point faire de sacrifices à la paix, si elle refusait de modérer ses prétentions, il ne saurait qu’y faire, et il s’est écrié : Beati possidentes ! Cette exclamation a dû plaire à Saint-Pétersbourg. Mais, en revanche, il a déclaré aussi que, si les mécontens voulaient courir les chances d’une guerre générale, il n’aurait garde de les en empêcher et qu’il accordait à tout le monde, même à l’Autriche, le droit de se battre, et cette seconde déclaration a causé moins de plaisir que la première à Saint-Pétersbourg. L’impression que produit son discours peut se résumer en un mot. Le marquis d’Argenson disait jadis en parlant d’un roi de Prusse : « Il fait son pot à part. » Après avoir lu le compte-rendu de la séance du Reichstag, on est forcé de conclure que, comme le grand Frédéric, M. de Bismarck fait son pot à part. Que se propose-t-il d’y mettre ? C’est son secret. Ah ! pourquoi n’est-ce pas le chancelier de l’empire germanique qui a prononcé le discours de M. de Bennigsen ! Il aurait pu débuter par cette formule sacramentelle, dont se servait l’autre jour le vice-camerlingue pour annoncer urbi et orbi l’élection du pape Léon XIII : Annuncio vobis magnum gaudium. Si M. de Bismarck avait parlé comme M. de Bennigsen, l’Europe et l’Allemagne seraient plus tranquilles ; elles auraient acquis la certitude que le congrès sera une œuvre de paix et que les épées ne sortiront pas des fourreaux.


G. VALBERT.