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plus d’un malade, roulant de degré en degré, jetait un cri de détresse et s’évanouissait. Le docteur Mahé accourait alors et constatait que le pansement était dérangé ; il fallait le refaire, cela demandait du temps. Les fédérés insistaient. « Baste ! c’est bien comme cela, on le pansera à l’hôpital. » Le docteur parlait du devoir professionnel, et avec un soin méticuleux remettait les bandes en place. Les fédérés laissaient faire tout en grommelant et en disant : « Est-il têtu, ce major-là ! »

Pendant que l’évacuation de l’ambulance se faisait dans ces conditions qui la retardaient forcément, Matillon avait donné ses ordres. Quinze gredins appartenant aux canonniers-marins de la commune avaient été réservés pour l’œuvre néfaste ; ils obéissaient à un adjudant sous-officier qui s’appelait… A quoi bon le nommer ? Pour des causes que nous allons bientôt dire, cet homme a reculé devant le forfait qu’il avait à commettre ; rentré aujourd’hui dans la vie normale et laborieuse, il ne peut parler sans tremblement de cette nuit terrible pendant laquelle le principal rôle lui avait été imposé ; mais, comme il faut désigner l’acteur, nous dirons qu’il s’appelait Jacques, car nous ne nous sentons pas le droit de divulguer le nom d’un homme que la justice a eu raison d’épargner et qui s’est repenti. D’après les instructions de Matillon et sous la surveillance de Jacques, des touries de pétrole furent portées dans les appartemens ; après les avoir débouchées, on y glissa des cartouches ; une mèche très longue et flexible fut placée sur les obus décoiffés amoncelés dans la petite cour ; quelques bouteilles d’essence furent lancées contre les murailles afin d’activer le feu. Lorsque tout fut prêt, Matillon se retira après avoir dit à Jacques : « Aussitôt que vous aurez allumé, évacuez et rendez-vous à l’Hôtel de Ville avec vos hommes. » Au moment où Matillon traversait la rue Saint-Florentin, un infirmier courut à lui : « Mais nous avons encore des blessés. — Ne craignez rien, répondit Matillon, vous avez le temps. »

Tout était désert autour de l’hôtel de la marine ; la nouvelle : « On est tourné, » avait rapidement circulé, chacun avait gagné au pied ; des vedettes françaises montaient la garde sous le péristyle de l’église de la Madeleine, et, croyant toujours les barricades de la rue Royale occupées par l’insurrection, tiraient impitoyablement sur tout homme qu’elles apercevaient, même sur ceux qui, un mouchoir en main, leur faisaient signe d’avancer. C’est alors, vers deux heures du matin, que M. Gablin monta sur la terrasse du ministère, comme sœur Anne : « Ne vois-tu rien venir ? » En face de lui, la sombre verdure des Champs-Elysées laissait apercevoir quelques lointains feux de bivouac ; à sa droite, la rue Royale flambait ; à sa gauche, de l’autre côté de la Seine, toute la rue de Lille brûlait ; derrière lui, le ministère des finances et le palais des Tuileries