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qui donne aux femmes du monde des leçons de savoir-vivre et qui « en agriculture considérée comme science naturelle plus que comme expérimentation commerciale, en politique considérée comme recherche du bonheur et de la justice humaine, en religion et en morale, a des notions justes, élevées, marquées au coin du bon sens, de la perspicacité et de la noblesse de l’âme. » Il n’y a de plus ennuyeux dans le roman que ce pédant socialiste, Henri Lemor, qui refuse d’épouser la femme qu’il aime, pour ne pas partager avec elle l’héritage des rapines féodales de ses pères. Plus folle encore est peut-être cette comtesse de Blanchemont qui pleure de joie en apprenant la ruine de son fils, et se propose avec enthousiasme d’en faire un meunier ! Qu’il est donc doctoral et pédantesque, ce compagnon du tour de France, maître Pierre Huguenin, ainsi que son ami le Corinthien, et quelles singulières mœurs ont ces femmes du monde dont l’une succombe avec un charpentier aux vulgaires séductions d’un accident de voiture, et dont l’autre offre sa main à un compagnon menuisier, sauf à se faire refuser par lui parce qu’il a horreur de la richesse ! Qu’il est surtout prodigieux et invraisemblable, ce vieux marquis du Péché de M. Antoine qui passe toute sa vie dans la solitude par horreur des hommes et qui dispose de sa fortune en faveur d’un rêveur comme lui, à la condition qu’il l’emploiera à fonder une commune dont tous les habitans mettront leurs biens en société ! Quelque admiration qu’on puisse professer pour le talent de George Sand, on ne saurait méconnaître que ce talent n’ait subi une éclipse passagère pendant toute cette période où son esprit était en quelque sorte hanté par la préoccupation des réformes sociales.

Ce n’est pas qu’autrement compris et traité, le sujet ne fût digne d’un génie comme le sien. Composer un roman où toutes les faces de notre société complexe seraient peintes avec une égale vérité, où les souffrances et les vertus des classes ouvrières seraient décrites sans exagération, où les haines, les illusions, les vices qu’engendrent ces souffrances seraient expliqués par ces souffrances mêmes, où les faiblesses et les mérites des classes supérieures seraient reproduits sans passion, mais sans complaisance, m’a toujours paru une des œuvres les plus dignes de tenter une imagination puissante et féconde. Mais écrire ainsi que l’a fait George Sand une sorte d’idylle ouvrière dont les héros ressemblent autant aux ouvriers véritables que les bergers de Florian ressemblent aux bergers de la Beauce, reconnaître au peuple la vertu, le génie, la poésie, imputer aux riches l’égoïsme, la lâcheté, la sottise, c’est faire une œuvre qui au point de vue littéraire sera nécessairement une œuvre médiocre parce qu’elle manque aux conditions nécessaires de la vérité, et qui au point de vue social sera souvent une œuvre dangereuse,