Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/472

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
466
REVUE DES DEUX MONDES.

valoir ses droits et engendrait dans les divers services des froissemens, des rivalités et des dissensions intestines qui se trahissaient au dehors par d’interminables lenteurs. — Il s’agissait d’ailleurs de mettre tout ce personnel au courant d’une législation et d’une réglementation administratives qui leur étaient en général étrangères et qu’il avait bien fallu cependant conserver en Alsace-Lorraine, sous peine d’aggraver par des complications inextricables les difficultés déjà existantes. Les nouveaux fonctionnaires apportèrent à cette étude la conscience, la Gründlichkeit qui est le propre de l’Allemand. Ils furent vite séduits par le savant mécanisme de la machine administrative française, et bientôt rien ne leur parut plus simple que de la faire fonctionner. Mais aussitôt se firent entendre de toutes parts des grincemens qui les étonnèrent d’autant plus qu’ils pouvaient se rendre la justice de s’être appliqués à faire de leur mieux. C’était donc que les Alsaciens-Lorrains y mettaient du parti-pris et de la mauvaise foi, puisqu’ils se plaignaient alors que l’on se donnait toutes les peines du monde pour continuer à les administrer strictement selon la formule française ! Oui, sans doute, selon la formule française, mais à la façon allemande :

Peu de gens que le ciel chérit et gratifie
Ont le don d’agréer infus avec la vie.

On oubliait qu’on avait affaire à des populations non encore dressées, par l’éducation de la caserne allemande, à croire à l’infaillibilité native d’un Feldwebel passé chef de bureau ou commissaire de police, et pour lesquelles c’était une longue habitude d’être administrées d’une main très légère. Sans s’en douter, les Allemands avaient tout d’abord fait sentir combien leur main à eux était lourde. Administrer, c’est transiger, dit-on en France ; administrer, c’est exécuter les lois et règlemens, pense-t-on en Allemagne. Nous ne nous prononcerons pas entre les deux définitions ni entre les différences de méthode qu’elles impliquent, mais le fait est que, sous ce rapport aussi, les Alsaciens-Lorrains étaient devenus d’une susceptibilité toute française. La première condition pour essayer de les séduire était d’y mettre le tact nécessaire, mais cette qualité première, qui n’est pas, on le sait, innée chez les Allemands, dont la langue même n’a pas de mot pour l’exprimer, comment les nouveaux fonctionnaires auraient-ils pu l’acquérir au sein de l’isolement où ils étaient laissés par leurs administrés, qui persistaient à s’en tenir vis-à-vis d’eux aux rapports de service les plus indispensables ? Ce fut là, comme nous l’avons plus d’une fois constaté de près, l’origine des plus graves embarras. Découragés, lassés autant par les conflits internes que par la sorte de quarantaine dans laquelle la société alsacienne les tenait indéfiniment, les meilleurs