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matériels de tous. Rien de ce qui s’évalue mathématiquement ne peut devenir équivalent à l’idée que la philosophie française se fait d’un droit qui, s’il résidait quelque part, serait supérieur à toute quantité et absolu. Si nous pouvions être sûrs d’avoir en nous des droits de ce genre, nous serions sûrs par cela, même de porter en notre conscience une chose incommensurable avec toutes les autres, qui ne trouverait son contre-poids que dans un autre droit égal à elle-même.

Ainsi entendu, le droit est-il une réalité ? — Bien des raisons s’y opposent. Élever la valeur de l’homme au-dessus de toute comparaison possible avec des forces ou des intérêts, si grands qu’ils soient, c’est ne lui attribuer rien moins qu’une sorte d’infinité ; or l’infinité est en nous une idée, non une réalité d’expérience. Accorder à l’homme une indépendance et une inviolabilité sans condition tant que sa volonté n’empiète pas sur celle des autres, c’est lui conférer un caractère absolu ; mais l’absolu est en nous une idée, non une réalité. De plus, pour avoir un droit véritable, il faudrait que l’homme fût non-seulement une fin, mais encore, comme le voyait bien Auguste Comte, une cause capable de spontanéité ; par malheur ces idées de fin et de cause sont ce qu’il y a de plus difficile à établir : ne ressemblent-elles pas à cette ligne de l’horizon que l’enfant se flatte d’atteindre et qui fuit devant lui à mesure qu’il s’élance vers elle ? — La cause vraiment douée d’initiative, disent nos philosophes, c’est le libre arbitre : voilà ce qui donne à l’homme, selon le mot de Pascal, « la dignité de la causalité. » — Mais, nous l’avons montré dans une précédente étude, le libre arbitre se ramène psychologiquement à un jeu de motifs où l’indétermination n’est qu’apparente, où le déterminisme est réel. Comme le hasard, l’indétermination est un mot dont nous couvrons notre ignorance. Quant à la liberté entendue en un sens plus large, comme l’indépendance de l’être dans son action, où la saisir sur le fait, où la constater comme réalité ? Est-elle autre chose encore qu’une idée ? Le moi lui-même, l’individualité, la personnalité, dernier fondement du droit, est-ce autre chose qu’une simple forme de la conscience, un aspect sous lequel nous nous apparaissons, une idée qui accompagne constamment toutes, nos autres idées et où elles viennent se réunir comme les rayons de certains miroirs en un foyer purement virtuel ? L’individualité absolument simple, absolument identique à elle-même, est insaisissable. Ici encore l’absolu échappe à nos prises en tant que réalité ; nous le concevons par la pensée, nous ne pouvons le saisir par l’expérience. — Voilà le côté solide du naturalisme et les sérieuses objections qu’on peut faire de ce point de vue à la réalité du droit, La philosophie