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le sollicitent et pourrait agir contre ces motifs ; mais le pouvoir de n’être déterminé par aucun motif est-il ce qui nous importe ? Non, l’indépendance par rapport, à tout motif ne peut être qu’apparente. et serait d’ailleurs inutile ; en fait, il y a toujours un motif caché qui explique la décision, et n’y en eût-il aucun, une décision arbitraire et inexplicable serait sans valeur morale ou sociale. Qu’est-ce donc qui est vraiment précieux ? C’est l’indépendance par rapport aux motifs inférieurs et extérieurs, aux motifs égoïstes et matériels, car ces motifs expriment non la direction normale et essentielle de la volonté raisonnable, mais la déviation que les fatalités du dehors lui font subir ; ils sont donc des servitudes. Dès lors la vraie liberté, si elle existe, ne consiste pas à pouvoir mal faire, mais à pouvoir bien faire ; elle n’est pas la puissance de déchoir, mais la puissance de monter. Le premier de ces pouvoirs n’est pas nécessairement une condition du second, malgré le préjugé vulgaire qui ne se figure les choses que par contraste ; car il se peut que le mal soit le résultat des contraintes extérieures, des servitudes physiques, besoins, passions, etc., tandis que le bien serait le dégagement de notre propre activité, de notre vraie nature intelligente et aimante. En faisant le mal, la volonté ferait ce qu’elle ne veut réellement pas ; en faisant le bien, elle ferait ce qu’elle veut réellement, ce que veulent les autres volontés, ce que veut l’univers : ce serait une délivrance. Ainsi nous pouvons nous faire la notion d’une liberté idéale qui ne serait ni le déterminisme exclusif ni la liberté vulgaire d’indétermination[1].

Cette liberté idéale se confond avec le droit idéal. En effet, l’être qui aurait des droits dans toute la force de ce mot serait l’être qui

  1. Le libre arbitre vulgaire implique l’indétermination de la volonté ; la liberté conciliable avec la science serait au contraire une détermination de plus en plus grande et de plus en plus sûre, la détermination à des fins de plus en plus élevées (famille, patrie, humanité, univers), à des motifs de plus en plus universels sur lesquels les motifs bornés et égoïstes peuvent de moins en moins prévaloir. L’homme libre est celui sur qui on peut compter de plus en plus, avec une certitude croissante. L’accord du libre arbitre vulgaire avec le déterminisme scientifique est impossible ; au contraire, nous maintenons au déterminisme sa place légitime, et nous en faisons même, comme on le verra tout à l’heure, un moyen d’affranchissement et de progrès. — Mais, dira-t-on, comment la liberté pourrait-elle se concilier avec une détermination de plus en plus grande vers un point donné ? — Cette objection vient de ce que l’on conçoit la détermination comme essentiellement passive et toujours produite par la force du dehors ; mais la vraie détermination pourrait être active, produite par la force intelligente du dedans qui se dégage des obstacles, prend de plus en plus conscience d’elle-même et s’impose à tout le reste. Dans ce cas, la volonté serait déterminée par sa seule nature, ou pour mieux dire par sa seule spontanéité ; or c’est la détermination par soi qui constitue l’idéale liberté : ne dépendre que de soi, ce serait être indépendant. D’ailleurs, répétons-le, ce n’est là qu’une pure idée.