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Quand nous agissons sous l’idée directrice de la liberté et avec confiance dans la possibilité de sa réalisation, nous en voyons effectivement une image se réaliser de plus en plus en nous, en vertu du déterminisme même. Les lois naturelles de la sympathie, qui s’exercent entre les divers individus, faisant passer d’un visage à l’autre les larmes ou le rire, la crainte ou l’espérance, s’exercent aussi au sein d’un même individu ; l’idée et le désir, par contagion, envahissent toutes les parties de l’être et se les assimilent. Comme si l’homme devenait semblable, selon la pensée platonicienne, à l’objet de sa contemplation et de son amour, nous nous rapprochons de la liberté en la pensant et en la désirant, — approximation indéfinie, évolution sans limites qui fait la vie morale. Or, de même que nous acquérons sur nous une puissance d’autant plus grande que nous avons plus de foi dans notre puissance, de même nous acquérons pratiquement une valeur d’autant plus haute que nous sommes plus persuadés de notre propre valeur ; nous nous rapprochons donc en même temps de l’idéal du droit et de l’idéal de la liberté. Ce sont deux évolutions parallèles qui s’accomplissent également sous l’influence de l’idée. Se persuader qu’on ne peut avoir ni indépendance personnelle ni droit moral, c’est s’enlever le ressort intérieur, c’est se rendre vraiment esclave et se dépouiller soi-même de son droit ; se persuader qu’on a une activité capable d’une certaine initiative, c’est développer en soi une énergie qui peut toujours s’accroître, et avec cette énergie croît la dignité. Dès que nous avons conçu la liberté, dès que nous avons espéré la réaliser en nous-mêmes, nous ne voulons plus être traités comme une chose, mais comme une pensée vivante, comme une conscience, comme une volonté. On a beau nous dire que nous n’avons peut-être pas en fait cette liberté : nous la concevons et nous nous en rapprochons, cela nous suffit ; comme s’il suffisait au prisonnier d’avoir entrevu le libre ciel et une voie d’affranchissement possible pour en garder le souvenir ineffaçable, pour se voir délivré d’avance, et que son seul espoir de la liberté fût déjà par lui-même inviolable à autrui. Tout en effet dépend de l’objet qu’on espère : quand cet objet est ce qu’il y a de plus divin, l’espérance même est divine et impose le respect. On a dit que la douleur est sacrée ; il vaudrait peut-être encore mieux dire : l’espérance est sacrée.

Voilà ce qui donne à l’idée du droit dans la pratique une si fortifiante influence : un individu ou un peuple qui n’est pas prêt à soutenir son droit, à affirmer obstinément en face du fait brutal son idée et son espoir, à maintenir ainsi sa volonté et sa dignité, abandonne tout ensemble son droit moral et sa force morale ; il se trahit lui-même.