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nous nous sommes laissé dire qu’il n’avait pas eu une fortune différente lors d’une reprise plus récente. Qu’il étonne ou non, qu’il choque ou non, ce portrait, exécuté de main de maître avec une fermeté de lignes et une précision de nuances admirables, est d’une merveilleuse ressemblance dont il est facile de vérifier la fidélité, car qui donc oserait dire que Mme Huguet n’existe pas, et qu’il n’en a pas aperçu plus d’une fois les originaux plus ou moins parfaits dans la société inquiète, tourmentée et fiévreuse où nous vivons ?

Paul Forestier, représenté en 1868, n’a pas la portée sociale de la Jeunesse ; c’est un simple roman individuel, une anecdote de la vie privée dramatisée, d’une donnée purement morale ; en revanche, cette donnée est forte et vraie. Alfred de Musset a composé une pièce charmante sous ce titre, plein de tristesse : On ne badine pas avec l’amour ; le vrai titre de Paul Forestier serait : On ne ruse pas avec le cœur. C’est l’histoire d’un jeune peintre qu’un père, honnête homme, mais aussi coupable que bien intentionné, sépare par stratagème d’une maîtresse adorée pour le marier selon ses convenances sans attendre l’heure où cette passion serait épuisée. Avec une impitoyable férocité d’égoïsme vertueux, il a imposé à la maîtresse, femme d’une condition au moins égale à la sienne, une épreuve sous la forme de départ brusque et sans adieux, et celle-ci a eu le grand cœur et la sublime abnégation de consentir. Je vais peut-être bien étonner M. Augier si je lui dis que, parmi tous les personnages détestables de son théâtre, il n’y en a pas, non pas même l’affreux maître Guérin, qui me paraisse aussi complètement digne de haine que cet honnête Michel Forestier. La morale, au nom de laquelle il commence par implorer et finit par ordonner, pour la faire servir en fin de compte à ses vues particulières, n’a pas révélé, je le crains, tous ses mystères à ce père sentencieux ; s’il avait fait avec elle plus intime connaissance, elle lui aurait appris qu’il n’est permis d’être stoïque que pour soi-même, attendu que lorsqu’on s’avise de l’être pour le compte d’autrui, on supporte trop aisément des souffrances qui nous restent étrangères, qu’il est immoral d’exiger de pareils sacrifices, parce que cela équivaut à disposer d’existences sur lesquelles on n’a aucun droit, quelque intimement liées qu’elles soient à la nôtre, et qu’enfin les honnêtes ; gens ne font pas d’épreuves de ce genre, et n’en font même d’aucune espèce. Le véritable honnête homme, a dit un moraliste, est celui qui n’a jamais perdu personne ; à ce compte, la vertu de Michel Forestier laisse fort à désirer, car il y aura nécessairement quelqu’un de perdu dans l’épreuve qu’il réclame. Si c’est son fils, ce sera la juste punition de son imprudent amour paternel ; mais, si c’est la femme à laquelle il arrache ce sacrifice, il aura toute sa vie le remords d’avoir acheté le bonheur des siens au prix d’une manière