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par la consommation du sacrifice volontaire de la jeune femme légitime, et c’était là le moyen infaillible de montrer qu’il est criminel de jouer avec le cœur.

C’est par le Gendre de M. Poirier, représenté en 1854, que M. Augier inaugura cette seconde manière dramatique à laquelle se rapportent la Jeunesse et Paul Forestier, et du premier coup il y atteignit le degré de perfection qu’il ne devait pas dépasser. Je viens de relire cette pièce deux fois de suite, et je suis resté sous le charme. J’oserai dire qu’elle est à mon avis non-seulement la meilleure de notre temps, mais la seule qui réponde à l’idée qu’on se faisait autrefois d’une comédie. D’autres œuvres contemporaines peuvent être plus fortes, quelques-unes même peuvent être de donnée plus originale et plus hardie, aucune ne vaut celle-là pour le naturel du dialogue, l’honnête malice et la moralité enjouée. Toutes les bonnes œuvres dramatiques de tous les temps ont ce caractère particulier qu’elles sont puisées dans le plein courant de la nature humaine à l’époque où elles ont été écrites et non dans les courans irréguliers d’une nature humaine d’exception ; ainsi en est-il du Gendre de M. Poirier. Ce n’est pas un phénomène transitoire dont elle nous présente le tableau, elle s’attaque à ce qu’il y a de plus fondamental, de plus permanent dans l’état social, de notre XIXe siècle. La rivalité des représentans de l’ancienne société et des représentans de la nouvelle, de la noblesse et de la richesse, leurs luttes, leurs compromis, leurs alliances, qu’y a-t-il au fond d’autre que cela dans l’histoire sociale de notre époque ? D’autres faits peuvent avoir des apparences plus gigantesques, plus ambitieuses, embrasser plus d’horizons, aucun n’est aussi sérieux que celui-là, car il n’en est aucun qui intéresse au même degré le gouvernement de la grande maison de l’état et la bonne gestion du domaine commun. Aussi, comme les faits qui ont une forte raison d’être, a-t-il constance, suite, ténacité. Rien n’y peut, ni révolutions, ni changemens de régime, le déluge démocratique envahit tout, il surnage sur les eaux, les flots se retirent, il reste à sec sur la plage. C’est un fait fée doué d’une vitalité extraordinaire qui, à l’instar de certain personnage merveilleux, ressuscite aussi souvent qu’on le tue, et revit même d’une vie d’autant plus forte qu’on le tue plus fréquemment.

À ce mérite d’être prise dans ce qu’il y a de plus fixe et de plus essentiel dans notre état social cette comédie en joint un second qui est presque aussi rare, c’est qu’elle ne calomnie pas la nature humaine qu’elle met en scène, qu’elle est mordante sans injustice, et qu’elle est amusante sans avoir eu pour cela besoin d’être excessive. Rien de noir dans les caractères, partant rien de violent dans le ton, rien de laid dans les passions, partant rien de flétrissant dans la