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Valmont, mais il y fait bien ce qu’il peut, et ce n’est pas sa faute si la marquise Galeotti de la Contagion ne sort pas de ses machinations aussi complètement perdue que la présidente de Touret, et si la fière Mlle de Birague de Lions et Renards est plus récalcitrante à la corruption que la naïve Cécile Volange. Ce n’est pas non plus sa faute s’il n’a pas le bonheur de vivre comme Valmont dans une société fermée où les abus à huis-clos étaient faciles, où l’on n’avait pas le déplaisir d’habiter comme de nos jours des maisons de verre qui laissent transparaître les trames secrètes et trahissent les crimes en projet. Est-elle assez bien filée la scène où, pour écarter le principal obstacle qui peut s’opposer à ses projets amoureux sur la marquise Galeotti, il s’ingénie à guérir de ses préjugés bourgeois, à l’endroit de la vertu des femmes et de l’honneur de la famille, le jeune frère de la marquise ? En dépit de l’admiration que lui a vouée ce jeune ami, qui se plaît à se modeler sur lui en toutes choses, il perd ses peines de sophiste et vient échouer contre un fonds opiniâtre d’honnêteté roturière. Il y a des guerriers qui, bien que toujours malheureux, n’en ont pas moins mérité le nom de grands capitaines ; tel est le sort que les circonstances de la société moderne font à d’Estrigaud, grand tacticien destiné à ne jamais réussir, et dont les batailles toujours gagnées jusqu’à la dernière heure sont toujours perdues au suprême instant. Inférieur à Valmont pour le succès, il lui cède encore sur un autre point. Très grand artiste en perversité, plus grand artiste peut-être que Valmont, il n’a pas au même degré l’amour désintéressé du mal. Il ne corrompt pas pour le seul plaisir de corrompre, mais pour bénéficier matériellement des conséquences de la corruption. D’Estrigaud est un Valmont vénal, boursicotier, coulissier, encanaillé dans les tripotages véreux et les associations vulgaires qu’ils exigent, et cette condition suffit pour lui faire perdre le grand air de son détestable ancêtre. Ce n’est plus un grand seigneur dépravé, c’est un aventurier titré qui a connu le vieux Robert-Macaire et le vieux baron de Wormspire et qui a profité de leurs conseils. Ce qui fait l’infériorité de d’Estrigaud fait cependant par compensation son originalité, car c’est au moyen de ces circonstances de vénalité dans le mal que M. Augier a transformé et modernisé ce type exécrable.

Giboyer n’est pas d’aussi noble extraction que d’Estrigaud, mais, pour venir de moins loin, il vient cependant aussi de quelqu’un, et, s’il n’a pas d’ancêtres, il a des confrères qui l’ont précédé dans les souvenirs des contemporains ; il a certainement fait partie des bohèmes d’Henri Mürger dont il reproduit les mœurs et dont il parle le langage pittoresque avec une pureté que Colline et Schaunard ne désavoueraient pas. Ce personnage est très connu, car il a pour ainsi dire beaucoup roulé, en sorte que chacun peut vérifier sans peine