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désirable. Aristote nous témoigne l’admiration qu’Anaxagore excita par ces belles paroles souvent citées : « Lorsqu’un homme vint dire que, dans la nature comme dans les animaux, c’est l’intelligence qui est cause de l’arrangement et de l’ordre, il parut comme un homme en possession de sa raison au milieu d’insensés. »

Ces deux hypothèses, supérieures aux précédentes, étaient cependant encore trop peu mûres, trop peu développées pour entraîner les esprits. Un mouvement irrésistible naissait de toutes parts et de toutes les écoles ; favorisé par les révolutions politiques et la décadence religieuse, il le fut surtout par la rencontre des systèmes. Ce fut le scepticisme, représenté par l’école des sophistes. De même que la philosophie s’était divisée en deux grandes directions, la philosophie d’Ionie et la philosophie d’Italie, de même il y eut deux sortes de scepticisme : le scepticisme ionien, représenté par Protagoras, et le scepticisme éléate, représenté par Gorgias. Le premier, parti de l’idée d’Héraclite, à savoir de l’hypothèse d’un devenir universel, concluait que, tout étant en mouvement, le sujet aussi bien que l’objet, il n’y avait point de vérité, mais des impressions mobiles et toujours changeantes ; d’où cette formule célèbre : « l’homme est la mesure de toutes choses. » En d’autres termes, rien n’existe que ce qui nous paraît, au moment et dans la mesure où il nous paraît. D’un autre côté, Gorgias de Léontium, élevé à l’école d’Élée, appliquant à l’idée de cette école sa propre dialectique, enseignait ces trois propositions : l’être n’est pas ; s’il était, il ne pourrait pas être connu ; fût-il connu, il ne pourrait pas être nommé et exprimé. Ainsi Protagoras et Gorgias, en partant l’un du phénomène, l’autre de l’être, l’un des sens, l’autre de la raison, arrivaient l’un et l’autre à cette conséquence, qu’il n’y a rien et que rien ne peut être connu.

C’est alors qu’un philosophe paraît qui tient tête à toutes les écoles sophistiques, les combat avec leurs propres armes, c’est-à-dire avec une dialectique aiguë et subtile qu’il transforme en une méthode originale à laquelle il a donné son nom, et qui fonde pour la seconde fois la philosophie en y introduisant un nouveau principe.

Le point de vue qui avait dominé dans les écoles antérieures était le point de vue objectif : on avait surtout considéré la nature, l’univers ; on s’en était demandé l’explication. Ce point de vue était épuisé, toutes les hypothèses possibles avaient été proposées ; le scepticisme en était sorti : il n’y avait plus rien à faire dans cette voie ; il n’y avait plus qu’à renverser le problème, à substituer le sujet à l’objet, à se tourner vers l’homme, que tous les systèmes sacrifiaient à la nature, et à chercher dans l’étude de l’esprit humain soit les lois de la conduite morale, soit une révélation du principe des choses. C’est ce que fit Socrate, qui, reprenant l’idée d’Anaxagore, la développant, la fortifiant par des raisons tirées de l’expérience,