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Une première question se présente à l’esprit : la Russie, dont les prétentions ont rendu le congrès impossible, en a-t-elle jamais voulu sincèrement la réunion ? Le doute à cet égard ne semble pas possible. Indépendamment des engagemens qu’elle avait pris vis-à-vis de l’Angleterre et de l’Autriche, et qu’elle avait réitérés à diverses fois, la Russie avait souscrit le protocole annexé au traité de 1871, lequel dit expressément « qu’il est de principe essentiel dans la loi des nations qu’aucune puissance ne peut se dégager des obligations d’un traité ni en modifier les stipulations, à moins du consentement de toutes les puissances contractantes, obtenu au moyen d’un arrangement amiable. »

Un traité qui modifiait la situation faite en 1856 à la Roumanie, à la Serbie, au Monténégro par le commun consentement de l’Europe, et changeait les limites de ces principautés, qui retirait à la Roumanie un territoire qui lui avait été attribué, et le remplaçait par une province détachée du territoire turc, qui bouleversait toutes les conditions politiques de la presqu’île des Balkans, ne pouvait être soustrait à la sanction de l’Europe. On a pu voir que l’opinion de M. de Bismarck sur ce point ne différait pas de celle des autres gouvernemens.

Les obligations internationales de la Russie imposaient donc à cette puissance d’obtenir l’adhésion de l’Europe : un intérêt politique de premier ordre lui commandait la même conduite. Les militaires dans l’ivresse du triomphe pouvaient s’irriter que la Russie pût être contrainte de soumettre à l’assentiment de l’Europe les résultats de ses victoires ; les hommes politiques comprenaient que l’assentiment de l’Europe était indispensable pour rendre définitifs les résultats de la guerre, et que cet acquiescement valait d’être acquis au besoin par quelques sacrifices. Les raisons de cette nécessité ont été indiquées avec une grande force par M. de Bismarck dans son discours du 19 février. « Supposons, a-t-il dit, qu’une entente ne puisse s’établir sur les faits accomplis ; supposons que les puissances qui ont le plus intérêt à contester les stipulations du traité disent : « Il ne nous convient pas en ce moment de faire la guerre pour cette cause ; mais nous n’acceptons pas non plus ce qui s’est fait, et nous réservons nos décisions. » Ce serait là assurément une situation qui, pour la politique russe elle-même, ne peut être désirable. La politique russe dit avec raison : « Nous n’avons pas envie de nous exposer, tous les dix ou vingt ans, à la nécessité d’une campagne turque très meurtrière, très pénible et très coûteuse. » Mais elle ne peut désirer non plus substituer à ce danger celui d’une complication austro-anglaise se renouvelant peut-être tous les dix ou vingt ans. Je crois donc qu’il est dans l’intérêt de la Russie aussi bien que de toutes les autres puissances d’arriver à