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serait un intérêt européen de moins sur lequel elle aurait à se prononcer !

Ce qu’il y a de plus clair, c’est que la Russie, emportée par son humeur belliqueuse et victorieuse, trompée par une apparence de résignation universelle, s’est engagée par degrés dans des combinaisons où elle se retrouve en face de toutes les politiques qui ne l’ont encouragée ni dans la guerre ni dans la paix qu’elle a cru pouvoir signer. De sa propre autorité, sans consulter personne, elle a tranché des questions d’un ordre universel ; elle a disposé non-seulement de l’intégrité de l’empire ottoman, qui n’existe plus, mais des fragmens de cet empire, des territoires, des ports, des positions en Orient ; elle a promulgué des conditions, les unes susceptibles peut-être de quelques révisions si l’on veut, les autres irrévocables. Elle a procédé à sa manière, autocratiquement, — et lorsque, se tournant aujourd’hui vers l’Angleterre, elle s’étonne que le cabinet de Saint-James critique tout sans rien proposer, lorsqu’elle accuse lord Salisbury de dire « ce qu’il ne veut pas et non ce qu’il veut, » elle s’expose à une réponse aussi sensée que facile. Quel est justement le grief des cabinets contre la Russie ? On lui reproche d’avoir tranché, brisé, disposé, d’avoir créé sur certains points l’irréparable, surtout de s’être substituée dans ses décisions à l’autorité européenne. L’Angleterre n’est point obligée pour le moment de faire à son tour ce qu’on reproche à la Russie d’avoir fait, d’opposer combinaison à combinaison, de mettre une solution anglaise à côté de la solution russe. L’Angleterre avec sa forte et sérieuse clairvoyance n’est pas tombée dans le piège. Son droit, son unique droit et son devoir, c’était de montrer ce qu’il y avait d’exorbitant dans l’œuvre russe, de réserver, de maintenir l’autorité de la juridiction de l’Europe sur des questions qui restent en suspens tant qu’un congrès ne s’est point prononcé. La Russie, qui s’étonne que l’Angleterre ne se hâte pas de faire des propositions et de préciser ce qu’elle entend par les intérêts européens, la Russie de son côté ne met à coup sûr aucun empressement à dire ce qu’elle veut soumettre à l’arbitrage de l’Europe, ce qu’elle veut dès ce moment soustraire à toute discussion. Elle n’a été explicite que sur un point, celui des bouches du Danube, à l’occasion des résistances de la Roumanie, et c’est déjà assez significatif. Sur tout le reste, elle s’explique peu. Ce qu’elle a fait au sujet de « ce traité de San-Stefano, négocié secrètement et enseveli dans le mystère au point qu’il avait été enjoint à la Porte de ne pas en communiquer un seul article aux puissances neutres, » ce qu’elle a fait alors, elle a continué à le faire. Elle a malheureusement offert un prétexte à toutes les interprétations, et elle est la première responsable de cette incertitude qui depuis quatre mois a compliqué et aggravé par degrés la situation tout entière.

Que l’Angleterre ait été conduite à prendre un rôle particulier, à se