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jeu, d’un bout de l’Europe à l’autre, les grands ressorts de la politique, en action de très grandes forces maritimes et militaires, et cependant elle n’a pas été une guerre européenne. Elle affectait les intérêts généraux du monde, et elle est demeurée nettement circonscrite. Elle a eu de justes proportions, ni trop longue, ni trop courte ; mais elle a toujours déconcerté les prévisions du public. Dès le début on s’attendait à la voir finir tout d’un coup, et quand elle a fini tout d’un coup, on s’attendait à la voir durer encore. « C’est peut-être la guerre de Troie qui recommence ! » s’écriait un jour le maréchal Vaillant. Il y avait en effet bien des rapports avec la guerre de Troie, notamment les dissensions des grands chefs. C’était de même sur un coin de terre, aux confins de l’Asie et de l’Europe, que de grands empires se rencontraient pour vider leur querelle, que du nord et du sud, de l’orient et l’occident, des masses armées accouraient pour s’affronter en champ clos. Dix années devant Troie, dix mois devant Sébastopol ; à trois mille ans de distance, les mois ne valaient-ils pas des années ? » — C’est cette lutte si originale, cette grande guerre aux proportions restreintes, ce siège de Troie aggravé par l’incomparable accroissement des ressources de l’attaque et de la défense, cette œuvre d’art enfin, cette merveilleuse et puissante épopée que M. Camille Rousset nous a rendue en plein relief, dans toute son héroïque physionomie.

Ce n’est pas tout : pendant que l’historien composait ce beau livre, de terribles questions harcelaient son esprit. Une nouvelle guerre d’Orient éclatait, et, limitée d’abord, menaçait de bouleverser l’Europe. Quel contraste, hélas ! entre 1855 et 1878 ! à vingt-trois ans d’intervalle, quels changemens dans les rapports des grands états ! M. Camille Rousset, sans aucun sentiment d’hostilité contre la Russie, s’était réjoui comme nous tous de la confraternité d’armes de l’Angleterre et de la France. Dans la confusion présente du monde, rien ne le distrait de son œuvre, il ne se laisse entraîner ni d’un côté ni de l’autre, aucune allusion ne le séduit. Il comprend que le devoir de la France est la neutralité absolue, et que c’est une obligation sacrée pour quiconque tient une plume de se conformer au devoir de la France. Rare exemple de discrétion. Nous avons loué bien des qualités dans les divers ouvrages de M. Camille Rousset, pénétration, impartialité, connaissance technique de tout ce qui intéresse notre organisation militaire ; nous ne fermerons pas l’Histoire de la guerre de Crimée sans féliciter particulièrement l’auteur de sa rectitude intellectuelle et de sa dignité patriotique.


SAINT-RENE TAILLANDIER.