Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/795

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des provinces vastes et riches. Ainsi par le fait seul non plus de l’exécution, mais uniquement de la signature du traité, Louis XIV faisait reconnaître, malgré deux renonciations, celle de Louis XIII et la sienne, son droit à la succession d’Espagne, et cela par le souverain le plus intéressé à le contester. En outre il mettait l’empereur, son copartageant éventuel, dans l’impossibilité de s’opposer à l’expédition de Flandre et à l’exercice du droit de dévolution. Qui de Louis XIV ou de Lionne a eu le premier la pensée de ce contrat territorial, le plus considérable qui ait été jamais négocié? Ce secret restera à jamais inconnu; mais il est certain que la première ouverture a été faite par le roi lui-même et qu’elle n’a pas été accueillie, et il est non moins certain que la seconde ouverture, celle qui a conduit au succès, émane de Lionne[1]. C’est lui qui, le 28 octobre 1667, donna libre carrière à l’ambassadeur de France à Vienne, le chevalier de Gremonville, et lui traça le rôle capital qu’il devait jouer avec les ministres de l’empereur. Ce que fut cette comédie aux péripéties piquantes, quelle dextérité incomparable y déploya Gremonville, le plus hardi, le plus effrontéé (le mot est de Louis XIV) des négociateurs, comment l’intérêt, la vanité, l’ambition, la cupidité, l’amour de la paix, les passions les plus basses et les plus généreuses furent tour à tour exploitées, nous n’avons pas à le dire ici. Dans cette partie liée qui avait pour enjeu le sort de cinquante millions d’hommes livrés aux intrigues compliquées de deux diplomates jouant au plus fin, tout fut mis en œuvre, et il n’est pas de drame qui renferme de ressorts plus variés. Lionne avait donné à Gremonville son scénario, comme il avait reçu le sien de Mazarin quand il s’était rendu à Francfort. Mais les deux acteurs avaient largement mis du leur, et l’imprévu des situations avait nécessité une grande fécondité de ressources personnelles. Si pourtant, ne perdant pas de vue notre but principal, nous voulons dégager la part de Lionne en cette affaire, nous constaterons deux points. L’empereur, ayant appris, durant les négociations, que Lionne, malade, était rétabli, s’écria : « C’est un grand bien pour la chrétienté! » et, le 8 janvier 1668, Gremonville écrivait à Lionne cette lettre caractéristique autant que spirituelle : « C’est une véritable représentation de comédie italienne que la négociation où je suis. L’empereur y fait le second zanni embrouillant l’esprit de ses

  1. Quand tout fut terminé en effet, Lionne écrivait à Gremonville, le 5 février 1668 : « Sa majesté ne vous donnera pas les hautes récompenses où ces messieurs (les ministres de l’empereur) ont voulu élever vos pensées, et je vous avoue ingénument que je voudrais bien qu’elle le fît; car, en ce cas-là, je pourrais espérer qu’elle ne me refuserait pas la charge de connétable, puisque l’origine de tout vint premièrement de la pensée qui me tomba dans l’esprit de vous écrire le premier billet, etc. » Donc la seconde tentative a été faite par Lionne. La première avait été faite par Louis XIV ; mais est-ce spontanément ou d’après les conseils de son ministre ?