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qui semblaient être les coupables; dans les temps modernes, c’est le plus ordinairement la philosophie.

On accuse encore la philosophie et, en général, la culture littéraire d’avoir donné aux Romains le goût d’une instruction autre que celle des camps et d’avoir affaibli leur esprit militaire. Qu’un tel regret soit sorti de la bouche de quelque vieux quirite uniquement jaloux de conserver à sa patrie ses fortes et égoïstes vertus, on le comprend, mais sous la plume des modernes ces doléances sont faites pour surprendre. La domination romaine n’a-t-elle pas-été assez universelle et accablante? Peut-on souhaiter que le monde eût été conquis par un peuple resté farouche et ignorant? Peut-on se figurer seulement que la Grèce et l’Asie soient gouvernées par les héros des anciens jours, par les Curius et les Fabricius ? Le joug n’eût-il pas été encore plus pesant sous des mains intègres sans doute, mais rustiques? Qui sait si Fabricius n’eût pas fait en Grèce ce qu’il propose de faire dans la célèbre prosopopée de Rousseau : « Romains, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux... le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde. » Il est plus heureux que les armées romaines dans les pays des lettres et des arts aient été commandées par les Scipions et leurs pareils qui goûtaient le génie délicat des vaincus. C’est peut-être grâce à cette culture de Rome que les monumens des arts et des lettres n’ont pas péri. Que seraient-ils devenus si le grossier conquérant ne s’était pas laissé conquérir par les charmes savans de la nation conquise? A nos yeux, Rome n’a eu des droits sur le monde que pour s’être laissé instruire et pour avoir pu dès lors porter à d’autres peuples une civilisation supérieure. C’est pourquoi, en lisant l’histoire, nous faisons des vœux pour le succès de ses armées, vœux qui seraient déraisonnables et impies si ces armées n’avaient pas amené à leur suite une administration intelligente, une justice éclairée et des lois épurées par la raison des sages et rendues sans cesse plus justes par l’influence croissante de la philosophie.

Enfin la suprême accusation contre la philosophie romaine, c’est qu’elle a ébranlé la religion. C’est le grief qu’on fait surtout valoir dans les livres qui se piquent le plus d’être chrétiens. Pourquoi donc prendre tant à cœur les intérêts de l’Olympe? Ne devrait-on pas savoir gré aux philosophes d’avoir signalé les hontes et les inepties du culte païen ? Sans doute la religion romaine n’était pas en tout corruptrice ; elle prétendait être la gardienne des mœurs et souvent le fut en effet. Le Grec Polybe en a fait la remarque, et il est le plus autorisé des témoins. Par une sorte d’arrangement difficile à démêler entre la terre qui voulait être morale et le ciel qui ne l’était pas, arrangement qui était le résultat du temps et de