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Telle est l’hypothèse suggérée par Hæckel et Huxley; la discuter longuement serait peut-être lui faire plus d’honneur qu’elle n’en mérite. Comment prendre au sérieux cette succession de chances favorables qui, en l’absence de tout plan providentiel, introduit dans la série des êtres l’organe de la parole, et, quelques milliers de siècles plus tard, un cerveau qui s’avise de s’en servir? N’y a-t-il pas là d’ailleurs un renversement manifeste de cette loi générale de biologie, formulée par M. Spencer, que partout, dans la nature vivante, la structure est postérieure à la fonction et déterminée par elle?

Heureusement l’évolutionnisme a d’autres ressources. Plus ingénieuse, plus savante aussi est la théorie que l’on peut extraire des œuvres de Darwin, bien que nulle part on ne la trouve expressément énoncée. Suivons-la dans les lenteurs, calculées peut-être, de ses inductions; si nous n’arrivons pas à une solution satisfaisante, au moins aurons-nous la bonne fortune de rencontrer en chemin nombre de faits intéressans et suggestifs; cela vaut souvent mieux pour la science qu’une conclusion hâtive et téméraire, promptement remplacée par une autre qu’emporte bientôt la même disgrâce.

Nul doute que les animaux, ceux du moins dont l’organisation est relativement élevée, n’aient la faculté de manifester au dehors, par les moyens les plus divers, les émotions qui les agitent. Que n’a-t-on pas dit sur les conversations antennales des fourmis? Qui ne connaît les vingt-cinq mots que Dupont de Nemours affirme avoir discernés dans le langage des corbeaux? Mettons que la bonne volonté, la sympathie des observateurs, aient quelque peu forcé la signification des faits : ce qu’on ne niera pas, c’est que les animaux supérieurs ne racontent de la façon la plus claire, par les mouvemens, les gestes, l’attitude du corps, l’inflexion de la voix, leurs plaisirs et leurs peines, leurs colères, leurs désirs, leurs terreurs, leurs tendresses. Déjà, dans des vers célèbres, Lucrèce notait les sentimens différens que traduisent les variétés d’aboiement du chien et les cris des oiseaux. Avec toute la précision de la science moderne, Charles Bell et Gratiolet ont tenté de déterminer la part de chaque organe, de chaque muscle, de chaque nerf dans l’expression des principales émotions chez les animaux et chez l’homme. Mais c’est à Darwin que revient l’honneur d’avoir ramené la multitude des faits constatés à un petit nombre de principes généraux et d’en avoir proposé la première interprétation systématique.

Le premier principe énoncé par M. Darwin, c’est que certains mouvemens complexes, qui primitivement ont été d’une utilité, soit directe, soit indirecte, pour répondre ou satisfaire à certaines