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sociale : l’homme a pu d’abord communiquer avec ses semblables par gestes, par signes, par différens moyens inarticulés d’expression. Elle n’implique pas davantage que la pensée et la réflexion aient été absentes au début ; loin d’être fille du langage ou même de naître en même temps que lui, la pensée lui est logiquement et chronologiquement antérieure, comme l’ouvrier à l’instrument. L’enfant reste des mois sans parler, dira-t-on qu’il n’est pas un être humain, qu’il est incapable de se faire comprendre ou que nulle pensée n’existe en lui ? Le sourd-muet n’est-il pas à la fois un être intelligible et intelligent ? D’ailleurs, tout en admettant que le langage soit en toute rigueur une invention de l’homme, rien n’empêche de supposer que cette découverte fut une des premières et qu’elle a été presque contemporaine de l’humanité et de la société. Quoi qu’il en soit, fort du témoignage si grave de M. Whitney, nous n’hésitons pas à croire que le langage est l’œuvre, non d’une faculté spéciale d’expression et d’interprétation, comme le voulaient Jouffroy et Garnier, mais simplement de ces facultés d’abstraire et de généraliser qui, essentielles à l’esprit humain, furent en acte dès le premier jour, et ont créé avec la parole tous les arts, toutes les sciences, toutes les manifestations infiniment variées de la pensée réfléchie.

Que ces facultés à leur tour aient dû au langage de rapides et merveilleux développemens, qui le conteste ? Mais ce qu’il importe de maintenir, c’est qu’à l’égard du langage elles sont causes, non effet ; c’est que l’homme primitif, qui, pour inventer la parole, dut les posséder à un degré déjà remarquable, était, par elles, à une distance incommensurable de la brute ; c’est qu’enfin tout concourt à démontrer qu’elles sont la vraie caractéristique de notre espèce, le signe de sa dignité et de sa royauté. Nous consentirons à en reconnaître l’existence chez la bête, quand on nous aura montré un animal inventeur d’un langage tout pénétré, comme le nôtre, d’abstraction et de généralisation, c’est-à-dire de pensée ; mais l’animal ne parle pas., au sens humain du mot. Μέροπες ἄνθρωποι, les hommes au langage articulé, disait le vieil Homère, exprimant ainsi, par une intuition profonde du vrai, une distinction que tout l’appareil de la science moderne n’a pas réussi à marquer d’un trait plus exact : λόγος, disait mieux encore cette admirable langue grecque, traduisant, par le symbole d’un même vocable, la parenté nécessaire de la pensée et de la parole, du verbe et de la raison.

Ludovic Carrau.