Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fées, à sa naissance, lui avaient donné, entre autres dons heureux ou funestes, celui de ne pas savoir se décider à temps. — « J’aime véritablement cette jeune fille, écrivait-il au commencement de 1832 à un ami commun, mais ce qu’il y a de plus intime dans mon être est tristesse, et mon amour est un douloureux renoncement. »

Au lieu de le pousser au mariage, son humeur inquiète, son vieux sang de vagabond, l’entraînèrent à faire un voyage en Amérique. Il s’était mis en tête qu’un séjour au-delà de l’Océan, en face d’une nature jeune et d’un peuple libre, lui communiquerait de grandes et nouvelles inspirations. Pendant qu’il était à l’Université de Heidelberg, il avait ruminé ce projet de voyage aux États-Unis. Cependant cette lubie d’émigration était combattue parfois par de soudaines terreurs. Au moment de prendre un parti, les hésitations revenaient. Lenau était empoigné tout à coup par la peur de perdre une partie de sa petite fortune dans je ne sais quelle compagnie d’actions pour l’achat de terres en Amérique, et alors il écrivait à Kerner de comiques lamentations : « Me voilà de retour à Stuttgart, et pour combien longtemps ! Les affaires ! les affaires !.. mon cher frère, la compagnie d’actions sent mauvais, tout cela est de la canaille. Ici, de tous côtés, on me met la peur au ventre avec ce Missouri ubi vos estis pecuniam perdituri, et un tas d’autres mauvaises plaisanteries que je suis forcé d’entendre. J’en suis si affreusement ému que j’en tremble des pieds et des mains, et que mon bon empereur Franz, que je porte dans mon sac, gravé sur quelques Kronthaler, en claque des dents d’effroi. Je vais me retirer de la compagnie d’actions. Dis à mon cher Mattusinsky que nous irons en Floride à notre compte. J’en tremble encore, j’ai là, devant moi, deux Kronthaler avec la susdite effigie, et mon empereur, père du peuple, me regarde toujours tout frissonnant, bien sûr, il en a les larmes aux yeux. »

Il partit néanmoins. Il y avait en lui, selon l’expression de Kerner, un démon qui le tourmentait atrocement et qui en un quart d’heure changeait vingt fois de visage. Il s’éloignait avec de douloureux serremens de cœur, et de Manheim, il écrivait de mélancoliques adieux à son ami Kerner. Enfin il s’embarqua et toucha à Baltimore vers le milieu d’octobre 1832. Là, les plus prosaïques déceptions l’attendaient. Son âme délicats et rêveuse ne pouvait rien comprendre à la vie remuante et affairée des Américains. Le côté positif et mercantile de cette civilisation le frappa tout d’abord et le dégoûta du pays et des hommes. Lenau était trop idéaliste et trop contemplatif pour discerner sous ce matérialisme apparent la volonté énergique et l’intensité de vie intellectuelle de cette race active et pleine de sève. Aussi ses lettres datées de l’Ohio sont-elles pénétrées d’une sombre mélancolie :