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à garder aux yeux du monde, l’impossibilité de présenter la bien-aimée dans le cercle de ses amis, d’avoir comme les autres un établissement de famille en plein soleil, un intérieur ouvert à tous et égayé par les joies de la paternité, toutes ces choses blessaient au vif la sensibilité nerveuse et délicate du poète. Cette préoccupation chagrine se trahissait jusque dans les vers adressés à celle qu’il aimait :


« Ah! si tu étais vraiment mienne, quelle belle vie ce serait! — mais au contraire tout n’est pour nous que renoncement et tristesse ; — tout n’est que plainte désespérée et regret; — cela, je ne puis le pardonner à ma destinée,

« Oui, toutes les souffrances de la terre, — et ma seule amie même dans la tombe, son corps près du mien, — toutes ces choses me semblent une peine supportable, quand je les compare — au tourment que je souffre de ne pouvoir jamais t’avoir toute à moi. »


Quelquefois ces regrets d’une existence mieux assise éclataient douloureusement devant ses amis. En voyant la fille de Kerner, qui venait de se fiancer et qui était occupée à recevoir ses hôtes, les yeux de Lenau s’arrêtaient avec envie sur cette charmante figure de jeune fille. « J’aime à voir une fiancée, disait-il, c’est comme une promesse, comme une vie humaine en bouton, toute prête pour l’épanouissement. » Puis, après un silence, il ajoutait tristement : « Je pouvais, moi aussi, avoir des enfans, mais celle que j’aimais, il m’était impossible de l’épouser... »

D’autres fois son malaise moral se manifestait par de violens accès de désespoir. Un soir, à Weinberg, il se promenait dans la campagne avec ses amis. « C’était à l’arrière-saison, la nature semblait se laisser mourir d’épuisement, les feuilles tombaient. Lenau s’arrêta près d’un buisson desséché et plein de débris. — On croit, dit-il tout à coup, en frappant les branches de son bâton et en faisant tourbillonner les feuilles mortes, on croit et on dit que la nature est aimable et belle! Non, elle est cruelle, elle est sans pitié... La nature ne connaît pas la compassion ! s’écria-t-il avec une amertume froide et désespérée qui nous serra le cœur[1]. »

Mais c’est assez parler de l’homme, il est temps de montrer le poète et son œuvre.


III.

Deux sources bien distinctes se sont réunies pour former le grand courant de la poésie de Lenau : — la source hongroise aux eaux rapides, claires, inondées de soleil, conservant dans leur frais

  1. Mme Niendorf. — Lenau in Schwaben.