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dire, pour beaucoup d’entre eux, c’était une nécessité cruelle. Pouvaient-ils conserver des tenanciers qui ne payaient plus de rentes ? Puisqu’il était démontré que l’extrême division des terres en culture avait ruiné le pays, pouvaient-ils faire autrement que d’expulser les plus misérables afin d’assurer la subsistance de ceux qui resteraient ? Certes, les tenanciers, même les plus pauvres, n’étaient pas disposés à partir ; mais ils n’avaient pas de bail. S’ils résistaient, un jugement du tribunal donnait le droit de les renvoyer de force.

Pour un fermier de nos jours, sortir du domaine qu’il cultive n’est guère plus qu’un changement de domicile pour un citadin. Il n’en était point de même pour l’Irlandais de cette époque, qui était né sur le coin de terre où il avait vécu, qui y avait succédé à ses ancêtres. La chaumière qu’il habitait, le jardin, les arbres, tout cela était sa fortune : il ne connaissait rien en dehors, n’en étant jamais sorti. Aussi ne voulait-il point s’en aller, si bien qu’une éviction brutale devenait inévitable. Le régisseur, assisté du shérif, arrivait avec des ouvriers. On jetait à terre la toiture de la cabane ; on renversait les murailles. Tout était démoli à coups de pioche et de hache. L’infortuné paysan restait sur le sol nu, quelque temps qu’il fit avec sa femme, ses enfans, ses vieux parens. Il essayait bien de dresser une tente avec les débris de ce qui avait été son habitation ; l’hiver l’obligeait de fuir. Il était défendu aux voisins de recueillir les expulsés sous menace d’être mis dehors à leur tour. On allait alors dans la ville voisine sans autre perspective qu’un lit d’hôpital, ou bien, si l’on avait quelque argent en poche, on s’embarquait sur le premier navire venu pour l’Amérique ou pour l’Australie. Souvent il n’y avait que juste assez pour payer le voyage du chef de famille ; les autres attendaient, abandonnés à la charité publique, que l’émigrant eût ramassé une somme suffisante pour les appeler auprès de lui. Il est juste de dire que certains propriétaires donnèrent eux-mêmes le passage, trop heureux d’être débarrassés au prix de ce modique sacrifice des tenanciers qu’ils ne voulaient pas conserver.

Les émigrans d’Angleterre ou d’Allemagne qui partent en grand nombre chaque année pour les contrées d’outre-mer sont des gens aventureux peut-être, du moins porteurs d’un petit capital, encore dans la force de l’âge et soutenus par l’espoir d’acquérir une prompte fortune. S’étonnera-t-on que ces Irlandais ruinés, ignorans, sordides, épuisés par les privations, aient semblé par comparaison de tristes recrues ? Cet exode fut accompagné de circonstances navrantes, surtout au début. Sur plus de 100,000 embarqués pendant l’année 1847 à destination du Canada et du Nouveau-Brunswick,