Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouvelle les traditions d’un autre régime. La noblesse de Riazan avait envoyé une députation à l’empereur pour lui offrir 60,000 hommes armés et équipés. Balachef, ministre de la police, reçut fort mal ces députés, s’emporta contre eux et leur demanda comment ils s’étaient permis d’abandonner leur poste. Le lendemain, la police leur intimait l’ordre de quitter Moscou. L’empereur ignora sans doute tout le mal que se donnaient ses hauts dignitaires pour attrister cette grande solennité nationale. D’autres détails, qui alors ne surprenaient personne, nous semblent aujourd’hui assez étranges. Dans un pays où la masse du peuple était serve, le patriotisme des nobles devait affecter des formes singulières. « Beaucoup de mes connaissances de Moscou, raconte Komarovski, me dirent qu’ils donneraient leurs musiciens, d’autres les acteurs de leurs théâtres, d’autres encore leurs dvorovié et leurs piqueurs, comme plus aisés à façonner au service militaire que les paysans. » Dans leur amour de la liberté, les nobles russes donnaient leurs esclaves.

Que faisait Glinka en ce grand jour? Il s’était bien aperçu que Rostoptchine, son ancien collaborateur au Messager russe, lui battait froid. Il crut même remarquer qu’on l’avait mis sous la surveillance de la police : ses promenades, ses harangues au peuple l’avaient rendu suspect. L’ardeur de son patriotisme fit taire toutes ses craintes. Il emprunte quelque part un uniforme, qui l’habille assez mal, et court au Kremlin. Il fait son entrée dans l’assemblée de la noblesse, se promettant bien de ne faire que regarder, écouter, imiter les autres. Mais voici qu’il entend des discours ardens, de patriotiques harangues : sous le choc des événemens, l’éloquence politique jaillit d’elle-même chez les sujets d’Alexandre. Des orateurs en uniforme de miliciens s’écrient : « Le moment est venu, non de discuter, mais d’agir; ceci n’est pas une guerre ordinaire, c’est une guerre d’invasion, la guerre chez nous : elle creuse des tombes pour les cités, pour les nations, elle réclame des mesures inouïes jusqu’à ce jour. Marchons par centaines de mille, armons-nous de ce qui nous tombera sous la main. Jetons-nous sur les derrières de l’ennemi, formons des escadrons de volontaires, harcelons de toutes parts Napoléon, fermons-lui la retraite et montrons que la Russie est debout pour le salut de la Russie! » En entendant parler de levée en masse, de sorties par centaines de mille, d’escadrons de volontaires, Glinka ne se contient plus; il se grise de l’éloquence des nobles comme naguère des clameurs du peuple. Et lui aussi, il se sent orateur ! «Il faut repousser l’enfer par l’enfer! » s’écrie-t-il, et le voilà qui, pendant une demi-heure, discourt sur les dangers de la patrie ; on fait cercle autour de lui, son enthousiasme s’exalte et il lui échappe ces paroles fatidiques, qui causèrent